Les grands méchants loups

Quand j’étais petite, je n’avais pas peur des grands méchants loups dont on me parlait dans les contes. Ils n’existaient pas dans la réalité, et le Petit Chaperon Rouge me semblait vraiment bête de le suivre comme ça, alors qu’elle voyait bien que c’était un loup.
Quand j’avais onze ans, Elisabeth Brichet, qui en avait douze et habitait la même ville que moi, a disparu. On a su quinze ans plus tard que Michel Fourniret l’avait enlevée, violée, et tuée. J’ai pensé à elle toute ces années. Parce qu’elle était la preuve que les méchants loups existaient, mais que c’était bien pire que dans les contes, parce qu’ils avaient visage humain et qu’il n’y avait pas besoin de se perdre dans la forêt pour les rencontrer, ils surgissaient sur le chemin qu’on prend tous les jours. C’est ridicule, mais j’enviais la beauté d’Elisabeth, alors même que cette beauté avait dû la conduire à sa perte. J’ai compris ce jour-là à quel point le monde était cruel, j’ai compris que la vie vous offrait des dons qui pouvait mener à votre mort.
Mais ces grands méchants loups étaient tout de même rare, même si leurs coups de dents étaient fatals.
A dix-sept ans, j’ai appris à mes dépens que le grand méchant loup pouvait être intérieur. Qu’il pouvait vous prendre tout, ne jamais vous lâcher, faire de votre vie un enfer. Prendre le nom de schizophrénie.
Ce grand méchant loup m’a mise à terre, j’ai pleuré, saigné, rampé, j’ai cru mourir, j’ai voulu mourir, mais j’essayais toujours de me relever, sans cesse même s’il me rejetait à terre à tous les coups. Mais je n’ai pas abandonné et j’ai fini par le tenir à distance à défaut de le tuer. J’avais au moins ça, je pouvais l’affronter à mains nues.
J’ai longtemps dit que rien ne pourrait être pire. Je veux dire en terme de souffrance, pas dans les faits. Je le pense encore. Peut-être que je me trompe, peut-être que je suis présomptueuse, mais je ne vois pas comment je pourrais souffrir plus.
J’ai connu l’impuissance face à lui. Du moins je le croyais. Car c’est vrai, je me suis sentie impuissante de nombreuses fois, mais je continuais à me battre, à tomber mais à me relever, à me battre toujours. Ce n’était donc pas de l’impuissance totale.
J’ai longtemps eu peur des guerres, de la puissance fatale sur les autres que se donnent les hommes en temps de guerre.
Il a fallu que j’aie plus de trente ans pour comprendre que cette toute puissance n’était pas réservée à la guerre.
Il a fallu que j’aie plus de trente ans pour connaître quelque chose que même la schizophrénie ne m’avait pas appris: l’impuissance totale face à la soif de pouvoir de certains hommes.
Ce grand méchant loup-là n’est pas rare, n’est pas intérieur, ne se promène pas que dans les villes en guerre. Il est partout. Il a le visage d’un patron, d’une multi-nationale, de la soif de profit d’un ordre mondial bien trop grand pour nos pauvres mains nues.
Il a aussi le visage de ceux qui sont censé être là pour vous aider. Ceux qui doivent sortir de vous le méchant loup qui s’appelle Schizophrénie. Vous êtes en état de faiblesse, tout à votre combat contre l’ennemi intérieur. Et voilà un autre loup qui surgit, en blouse blanche, avec tous les droits sur vous. Avec des menaces face à vos tentatives de faire valoir vos droits. Il peut vous prendre votre liberté, vous faire avaler tous les traitements qu’il veut, prolonger votre enfermement. Prendre votre téléphone. Vos vêtements. Vos projets.
Face à ce grand méchant loup, je crois que j’aurais fait couler mon sang. Piètre révolte qui lui donnerait raison. Mais que faire face à  ce combat à mort pour le pouvoir? Quand la folie est de votre côté, le droit et la raison du sien? L’impuissance est totale, face à un engrenage dont vous ne pouvez pas sortir victorieux.
Mais je ne peux même pas faire couler mon sang, car ce n’est pas moi qui suis face à lui. C’est quelqu’un que j’aime. Je peux juste attendre. Assister à cette lutte. A cette destruction. Sans rien faire.
Voilà ce que j’ai appris des deux dernières années: l’impuissance totale face à la destruction collective et individuelle.
La schizophrénie, au moins, m’avait laissé la possibilité de combattre, sans doute pas à armes égales, mais avec des armes tout de même.
Aujourd’hui, je n’en ai plus aucune, même pas mes mains nues.

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