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Le sens de la folie

Ces temps-ci, on lit sur Twitter qu’on hospitalise en psychiatrie que les gens qui sont dangereux pour les autres ou pour eux-mêmes, qu’on enferme pas les gens pour s’amuser, que quand on est psychotique on ne sait plus prendre de décision dans son intérêt, qu’on ne peut pas faire autrement, que les patients psy ne veulent pas se soigner, que s’ils ne sont pas reconnaissants c’est parce qu’ils ne sont pas guéris, etc.

Alors, vous savez pourquoi j’ai été hospitalisée (en service fermé, en robe de nuit d’hôpital)? Parce que j’ai dit à mon psychiatre que je sentais que j’avais des yeux derrière la tête. Ok, c’est bizarre. Mais est-ce que j’avais déjà été bien plus mal? Oui. J’étais venue aux urgences ce jour-là parce que quelques jours avant j’allais mieux suite au début de ma prise de neuroleptiques et que ce soir-là, j’allais de nouveau mal. Ce n’était pas le pire que j’avais vécu, loin de là, mais c’était un coup dans l’espoir que j’avais ressenti en allant mieux. J’en avais marre. J’allais encore une fois mal. Et c’était une fois de trop, même si je n’étais pas suicidaire à ce moment-là. Est-ce que ça méritait d’être hospitalisée en secteur fermé? Je ne crois pas. Malgré mes hallucinations, j’étais assez lucide, assez en tout cas pour que ça soit moi qui insiste pour repasser par mon appartement prévenir mes colocataires avant d’aller à l’hôpital (on n’avait pas de téléphone fixe, et pas de portables à l’époque). Mon psychiatre ne voulait pas. Mes amies auraient aussi bien pu s’inquiéter et me croire morte ou disparue si je n’avais pas sorti l’argument du produit à lentilles que je devais aller chercher.

Donc l’argument si tu étais en service fermé en uniforme, c’est que tu étais dangereuse, non. Mon psychiatre s’était évidemment bien gardé de me dire à quoi ressemblait le service, sinon il est évident que j’aurais refusé l’hospitalisation. Parce que oui, je savais ce qui était bon pour moi. Et ce n’était pas ça.

Parfois on fait des choses folles, ou qui semblent folles, mais ce n’est pas pour ça qu’elles n’ont pas de sens.

Quand je courais seule dans les couloirs d’un centre de formation, c’est parce que la Mort me suivait.

Quand je me tailladais les mains ou les poignets, c’est parce que ça soulageait mes crises, ou que c’était ça ou me tuer.

Quand je vivais dans le noir, les volets tirés, c’est parce que le contraste du soleil avec ma douleur intérieure faisait trop mal.

Quand je parlais seule, tenant des dialogues pendant des heures avec des gens absents, c’était pour me préparer à des dialogues réels ou refaire des conversations passées.

C’était des comportements bizarres pour les autres, mais qui avaient du sens pour moi.

Peut-être que j’avais perdu le sens commun, comme on dit, mais pas le sens tout court.

Et avec ce sens qu’il me restait, oui, je savais de quoi j’avais besoin.

Ce n’était pas d’être surshootée aux médocs, n’être rien était pire que d’être folle.

Ce n’était pas d’être enfermée non plus. Je l’ai dit, j’ai été bien plus mal que le jour où j’ai été hospitalisée. Je me suis promenée en pissant le sang, métaphoriquement et littéralement aussi (vu que je passais mon temps à me couper avec ce que je trouvais par terre). J’ai vécu transparente, avec mes pensées volées, sans peau, avec le monde qui tournait trop vite, les immeubles qui s’effondraient autour de moi, les escaliers sous mes pas, avec un monstre qui me guettait dans la chambre, dans la salle de bains, en classe, etc. J’ai passé des soirées entre amis à essayer de trouver le courage d’aller me jeter d’un pont, des heures de cours à pleurer ou à flotter hors de mon corps. J’ai pleuré dans des dizaines d’endroits différents. J’ai vécu hors de moi. Je suis restée dans l’autre monde pendant des mois et des mois. Et pourtant, j’ai fait des études pendant ce temps-là. Je n’étais pas enfermée (sans doute parce que personne ne se souciait de moi). Oui, j’ai pu donner l’illusion de vivre dans le monde réel pendant ces années, au prix d’une lassitude extrême, c’est vrai, mais je ne le regrette pas.

On me disait d’arrêter mes études. Je disais non.

On me disait de prendre des doses de médicaments qui m’abrutissait. J’ai arrêté.

On m’a enfermée. J’ai menti pour partir.

Pas parce que je ne voulais pas qu’on me soigne. Je ne voulais que ça, depuis le début. Je ne rêvais que de ça. Je ne voulais juste pas qu’on me soigne comme ça. Je voulais quelqu’un qui m’écoute, qui me réconforte, qui me donne de l’espoir, qui me comprenne. Ce n’est pas quelque chose qui coûte si cher (puisqu’on évoque toujours le manque de moyens) mais c’est quelque chose de rare.

Je voulais quelqu’un qui s’éloigne assez du sens commun pour ne pas pousser des cris d’orfraie devant la folie, quelqu’un qui comprenne le sens qui est caché dedans. C’est tout.

La langue de ma folie

L’espagnol est la langue de ma folie.

Ma schizophrénie a l’accent d’Estrémadure.

Aujourd’hui, j’ai lu le terme ingreso (hospitalisation) et ce mot m’a sauté au visage, avec la douleur d’il y a plus de vingt ans, parce que c’est moi dans ma robe de nuit bleue d’hôpital, c’est ce mot dans la bouche de mon psychiatre, dans la mienne, c’est la fin de quelque chose, pour moi, d’en être arrivée là.

Il n’est rien d’autre pour moi, ce mot que je n’utilise pas au quotidien, contrairement à sa traduction française.

Le mot est la chose, et tout ça, en espagnol bien plus qu’en français.

L’espagnol, c’est la langue qui servait de traduction à ma folie. Elle bouillonnait dans ma tête en français, je devais la transcrire en espagnol pour espérer que quelqu’un m’en sauve.

L’espagnol, c’est la langue de Lucia, ma psychiatre que j’aimais tant, à la folie là encore

L’espagnol, c’est donc une langue qui me fait toujours un peu du mal, qui me rend fragile.

Il y a le wallon que parlait que parlait mes grands-parents entre eux, que je comprends sans le parler, il y a le néerlandais que j’ai appris depuis l’enfance et dont j’ai quasi tout oublié, l’allemand qu’on m’a contrainte à étudier et dont je ne me souviens de rien, il y a l’anglais que j’ai appris et qu’on entend partout et puis il y a l’espagnol. J’ai vécu en espagnol, j’ai rêvé en espagnol, je suis presque morte de folie en espagnol. Ce n’est pas une langue comme les autres, pour moi.

C’est une langue que j’aime profondément, c’est une langue qui me blesse aussi, c’est une langue chargée de souvenirs.

Il y a comme des bris de verre dans certains mots, ceux liés à la psychiatrie, à l’hôpital, à la schizophrénie. Ces mots sont comme les odeurs et les goûts qui nous replongent des années en arrière, toute sensation intacte, sans qu’on s’y attende.

Ces mots sont de petits éclats de bombe qui explosent dans mon cerveau quand ils remontent à la surface.

Je crois que je ne retournerai pas à Cacéres, lieu de ma folie. Mais l’espagnol, langue de ma folie, reste en moi à jamais.

« Autopsie des échos dans ma tête », Freaks, Lapin

Un livre salutaire, parce que d’habitude, les fous, on ne les entend pas. Ce sont leurs familles ou leurs médecins qui parlent pour eux. Ici, Freaks nous ouvre son cerveau pour nous parler de ses symptômes, de sa folie, mais aussi de sa prise en charge psychiatrique, de sa découverte de l’antipsychiatrie, de médicaments, d’amour et d’espoir.
Il faut livre ce livre parce que d’une part les livres écrits par des gens concernés par la folie sont trop rares pour qu’on passe à côté, mais aussi parce d’autre part il est de qualité et se paie en plus le luxe d’être drôle et inventif.

« La Folie à Paris », Benoît Majerus, Parigramme

Présentation de l’éditeur

Du Moyen Âge à nos jours, expériences et représentations de la folie à ParisQue faire des fous ? Les enfermer, les éloigner, les soigner ? Sur les bords de Seine comme ailleurs, les réponses ont varié dans l’histoire suivant la compréhension des pathologies mentales et la capacité d’y apporter des soins.

Mais Paris s’est illustré singulièrement en trois circonstances. En 1795, tout d’abord, quand l’utopie de la libération des aliénés a offert un écho aux idéaux révolutionnaires. À la fin du XIXe siècle, ensuite, alors que la psychiatrie française attirait tous les regards… y compris celui du jeune Sigmund Freud qui vint suivre les enseignements du professeur Charcot à la Salpêtrière. Et c’est dans les années 1950 que furent découverts à l’hôpital Sainte-Anne les neuroleptiques, inaugurant une  » révolution chimique  » appelée à bouleverser durablement les approches thérapeutiques.

Un mot de l’auteur

Benoît Majerus enseigne à l’université de Luxembourg. Il a notamment publié Parmi les fous, une histoire sociale de la psychiatrie au XXe siècle, aux Presses universitaires de Rennes, en 2013.

Juste une patiente

« Comme ça, on est tous pareils » a dit l’infirmière à mon arrivée à l’hôpital en parlant des uniformes. Tu parles. T’as une blouse, j’ai une robe de nuit de merde, sur laquelle est brodée le mot psychiatrie. La différence est juste gigantesque, et c’est pour bien nous la faire comprendre qu’on nous prend nos vêtements. Pour qu’on ne soit plus qu’un patient, pour qu’on n’ait plus qu’à obéir à celui qui a la blouse.

Tu as vaguement suivi un cours sur un sujet que tu ne connais pas, et tu ne veux pas croire une personne qui te dit que tu te trompes quand tu en parles, parce qu’elle est juste une patiente. Peu importe ses études, ses connaissances, son expérience, tu ne prends même pas la peine de te renseigner, c’est juste une patiente, elle a forcément tort.

C’est à cause de ça qu’on doit se taire dans la vie quotidienne. Ne pas parler de nos troubles, de notre traitement, de nos expériences à l’hôpital. Parce que pour la majorité des gens, un patient psy est juste un patient. Ca annule tout le reste. Je me suis longtemps tue parce que je ne voulais pas qu’on me voie juste comme schizophrène. Je n’en avais pas honte, non, mais je suis autre chose que ça, et qui a envie d’être vu juste à travers le prisme de la maladie?

On doit se taire parce que vous n’avez pas envie de savoir que, comme vous, on peut avoir un métier, faire des études, avoir des passions, apprendre, savoir des choses. On doit se taire parce que les fous, non, ce ne sont pas juste des patients, ce sont avant tout des êtres humains. Et ça, ça vous dérange, parce que ça veut dire que ça pourrait être vous.

Incroyable et incompréhensible

J’en ai longtemps voulu aux gens de ne pas m’avoir prévenue. Prévenue que la vie pouvait être si dure, si douloureuse. Prévenue qu’on pouvait basculer dans la folie avant même sa majorité. J’en voulais aux adultes, on m’avait menti sur ce que serait ma vie. Je n’ai pourtant pas été élevée dans du coton, je connaissais les horreurs du monde, mais la claque que je me suis prise à 17 ans, je ne m’y attendais pas.

Et puis, de longues années après, j’ai compris qu’on ne m’avait pas menti. Simplement, les gens ne savaient pas. La plupart des gens ne deviennent pas fous, ils n’ont rien  dire sur ce sujet, personne à mettre en garde. On ne m’avait pas menti, et ça a été un soulagement de m’en rendre compte.

Longtemps, j’en ai voulu aux gens de ne pas comprendre la maladie mentale, de ne pas faire d’efforts.

Aujourd’hui, je me rends compte qu’ils ne comprennent pas parce que c’est incroyable et incompréhensible. Je ne parle pas des psychiatres ou autres soignants qui ne comprennent rien, eux pourraient faire un effort, je crois qu’on sera d’accord là-dessus, preuve en est ceux qui comprennent très bien. Mais les autres personnes, celles qui ne sont pas directement touchées par la maladie mentale, peut-on leur en vouloir? Est-ce que moi-même je ne passe pas par des phases où j’oublie ce que j’ai vécu, où je me dis oui mais non, peut-être après tout ne suis-je pas schizophrène, peut-être que j’ai inventé tout ça, que ce que j’ai vécu n’était pas si terrible, et après tout si j’arrêtais mes médicaments. Est-ce qu’à chaque rechute je ne me reprends pas la douleur dans la gueule comme si je ne l’avais jamais vécue, parce que je l’ai oubliée (un peu, au moins)? Est-ce que, moi-même, j’arrive à expliquer ce que j’ai vécu? Comment demander aux autres de le comprendre, alors? Quand je relis ce que j’ai écris pendant toutes ces années,  chaque fois je m’étonne de telle ou telle chose. Je ne me rappelais plus avoir déliré à ce point à telle période, ou à quel point la voix m’avait poursuivie pendant des jours. J’ai adouci mes souvenirs. Je vis avec une plaie ouverte mais en ayant oublié ce qui l’a causé. Je vis comme si tout ça n’avait été qu’un cauchemar, ou la vie d’une autre. Chaque fois je m’étonne que j’ai pu vraiment vivre ça, parce que c’est incroyable. Parce que c’est fou, et incompréhensible. C’est incommunicable.

Alors, si je remercie ceux qui font l’effort de comprendre, si je le demande à mes soignants, non, je ne peux pas en vouloir à ceux qui ne comprennent pas. Je ne peux pas leur demander de se jeter volontairement dans la folie quand la vie les en a tenus éloignés. Je ne peux pas leur demander de croire l’incroyable et de comprendre l’incompréhensible. C’est comme ça, c’est grave ou ce n’est pas grave, ça dépend des moments, c’est le sort des psychotiques que d’être d’un autre monde. Les autres ne sont pas dans notre tête, et c’est tant mieux pour eux.

On est tous un peu schizophrène

On a tous déjà entendu cette phrase: « Bah, tu sais, on est tous un peu schizophrène/bipolaire/autiste/etc » . Ou « on a tous nos problèmes ».

Wait, wait, wait… NON. Déjà, on n’est pas un peu schizophrène (ou autre, mais je parlerai de la schizophrénie puisque c’est ce que je connais). Attends, tu veux dire par là que tu as un peu gâché ta jeunesse en enfer, un peu déliré, un peu entendu des voix, un peu eu envie de te suicider, un peu été dissocié, dépersonnalisé et tout le reste? Un peu, sérieusement? Tu as un peu pris des médicaments et un peu pris vingt kilos à cause des neuroleptiques, tu as un peu connu la psychiatrie et les traumatismes qui vont avec? Tu en as un peu pris pour des dizaines d’années de maladie? Mais comment t’as fait pour que ce soit un peu? Je veux le secret!

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De deux choses l’une. Ou tu ne veux pas entendre parler de troubles mentaux, ça te fait peur/chier/ne t’intéresse pas, et c’est ta façon polie de dire ta gueule. Ou tu trouves qu’être schizophrène, ça a un côté cool/fascinant/romantique et tu aimerais bien en être, mais juste un peu, c’est à-dire que tu voudrais bien ne pas être désespérément neurotypique, banalement normal, tu voudrais être original mais sans les problèmes qui vont avec. Ce n’est pas mieux. Et, scoop, ce n’est pas possible. La folie, ce n’est romantique que dans les romans du XIXème siècle ou chez les peintres préraphaélites. Dans la vraie vie, le romantisme, ça n’existe pas, il n’y a personne pour faire de l’art avec nos larmes, et souvent il n’y a même personne pour les éponger. Le côté fascinant, ça, c’est pour les livres de psychiatrie, les cas cliniques romancés de Freud et ceux qui se passionnent pour les liens entre génie et folie. Dans la réalité, il y a chez les schizophrènes autant de génies et de cons que partout et la folie ça fait juste très peur et très mal. Quant au côté cool, le seul que je vois, ce sont les amitiés que j’ai nouées avec des usagers, mais sinon, non, le maladie mentale, au quotidien, ce n’est pas cool, c’est juste la merde, c’est long, répétitif et désespérant.

Tu ne diras jamais « on a tous un peu un cancer ». Donc, si on a tous nos problèmes, et si tu ne veux pas entendre « ta gueule » (pas de façon polie cette fois), contente-toi des tiens, savoure le fait d’être neurotypique, va te trouver une originalité ailleurs, et ferme-la plutôt que de dire « on est tous un peu schizophrènes » parce que c’est absolument faux et tant mieux pour toi.

Un drapeau pour affirmer nos droits

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Une insulte pour les fous

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« Une femme avec personne dedans », Chloé Delaume, Points

« Juillet. L’ange m’ordonne : Écris donc ce que tu as vu, ce qui est, et ce qui doit arriver ensuite. Alors je m’exécute, et j’endosse aussitôt le rôle de l’héroïne. Ma vie est emplie de BonheurTM. Un mari, des enfants. Les volutes montent, le rideau tombe et le décor change. Me voilà femelle sorcière, du haut de ma tour. Dans le vide, JE tombe. Qui suis-je ? Peut-être une femme avec personne dedans. »

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Une lectrice se suicide et se change en ange annonciateur. La narratrice culpabilise et prend alors conscience de la possibilité réelle d’une identification avec l’auteur-narrateur-personnage.

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