Archive for Mon histoire

Les psys qui craignent

Numéro un, mon psy-le-violeur. Bon, pas de quoi s’étendre, il a fini en prison et même si ce n’est pas moi qu’il a violée, je ne vais pas pleurer sur son sort. Le mec à la porsche jaune que je n’arrivais pas à sentir, qui demandait juste « tu manges bien? tu dors bien? tu prends tes médicaments? » et basta, ce mec violait des patientes.. Top du podium, sans discussion aucune.

Numéro deux, mon psy-le-muet, psychologue de son état, à l’hôpital, psychanalyste officieusement (il se gardait bien de l’annoncer). Psycho-rigide au possible, hors de la psychanalyse point de salut. Je dis muet, mais il parlait de temps en temps. J’ai envie de faire l’inventaire de ce qu’il m’a dit en deux ans, une demi-heure par semaine, parce que de lui, je ne m’en suis pas encore remise. Je le déteste toujours (je l’entends déjà dire « c’est la preuve que quelque chose travaille, c’est bien »), je sais que je vais m’énerver en écrivant sur lui, mais voilà, depuis le temps, j’aimerais bien qu’il me soit indifférent, alors peut-être que mettre tout ça par écrit m’aidera à caser toute ma rancoeur dans un coin de ma tête. Donc, à part poser des questions uniquement quand je lui parlais de ma mère et des mes rêves et répéter « dites, dites » en regardant ses pieds et garder le silence (toujours en regardant ses pieds) devant mes larmes et mes questions, il m’en a sorti des bonnes comme « les maladies mentales, ça n’existe pas » (ok, mais la chose qui n’existe pas me pourrit quand même la vie), « l’argent n’a pas d’importance » (pour toi, peut-être), « pourquoi vous ne trouvez pas un travail pour payer une séance supplémentaire? » (parce que je suis schizophrène, que je fais des études universitaires et que c’est déjà assez compliqué comme ça?), « vous ne prenez pas ce travail au sérieux » quand j’ai demandé à déplacer une séance  pour sortir le soir de mon anniversaire (désolée, je croyais que le but était d’avoir une vie, pas de faire une thérapie en soi), « désormais toute séance annulée sera due » parce que je ne voulais pas avoir de rendez-vous pendant mes examens vu que j’en sortais démolie devant tant d’indifférence (ok, pour la remise en question ce ne sera pas encore cette fois-ci), « vous êtes très résistante » quand je lui disais qu’avec d’autre psy j’arrivais à parler mais pas avec lui (non, c’est juste que le silence et le regard vers les pieds, ça ne me pousse pas à la confession), « vous revenez pour notre rendez-vous pendant vos vacances en Espagne? » (bah oui, j’aurai que ça à faire, et puis ça me coûtera pas cher en plus, mais j’oubliais, l’argent n’a pas d’importance), « c’est la preuve qu’il y a quelque chose qui travaille » quand je lui disais que je n’avais rien à lui dire (ça faisait pas avancer grand-chose en tout cas).

freud

Numéro trois sur le podium, mon psy-le-muet numéro deux, psychiatre que je consultais en même temps que le psychologue cité plus haut. Dix minutes de silence une fois par mois, je m’asseyais, il s’asseyait, on ne disait rien. En deux ans, j’aurais néanmoins appris deux ou trois petite chose quand on réussissait à sortir une phrase. A savoir qu’il fallait dix ans pour diagnostiquer une schizophrénie (en même temps, quand on voit ses patients dix minutes et qu’on se tait, oui, je comprends que ça soit long de diagnostiquer quoique que ce soit), que mon psychologue était muet par tactique thérapeutique (je veux bien le croire, mais s’intéresser aux résultats, des fois, ça peut être pas mal, et là le résultat, c’était moi en miettes) et que les neuroleptiques ne faisaient pas du tout grossir, spécialement le Zyprexa qui faisait encore moins grossir (ne cherchez pas de sens à cette phrase, le seul que j’ai trouvé, c’est que le Zyprexa ferait maigrir, mais je n’ose pas croire qu’on puisse se foutre de la gueule de ses patients à ce point).

Mais pourquoi, vous direz-vous, pourquoi est-elle restée presque trois ans chez des psy qui lui convenaient si peu? Oui, pourquoi, parfois je me le demande encore. Mais j’ai quand même quelques éléments de réponses. D’abord, mon psychologue-le-muet me faisait croire que tout l’échec de la thérapie était à mettre à mon crédit, et j’avais fini par me penser nulle au point de ne même pas être capable d’être aidée. Et puis surtout, j’avais peur de tomber sur pire, ayant eu avant mon psy-le-violeur et, numéro quatre et cinq sur le podium, Docteur J’ai-fait-l’armée et Docteur C’est-la-maladie du romaniste (que vous pouvez retrouver plus en détails dans les articles première consultation et deuxième consultation), plus un psychologue qui me plaisait tout aussi peu. Pourquoi je n’ai pas pensé aux  psychologues et à l’infirmière qui m’avaient aidée? Pourquoi n’ai-je pas persévéré pour en trouver une autre comme elles? Je ne sais pas, si ce n’est que je n’avais pas beaucoup de force et plus assez pour croire à la chance. Alors, je me suis contentée de ce que j’avais, persuadée que même les gens qui étaient payés pour m’aider s’en fichaient comme d’une guigne et étaient plus passionnés par la contemplation de leurs pieds. Je me suis demandée si mon psychologue-le-muet aurait bougé le petit doigt si j’avais fait mine de sauter par la fenêtre, et aujourd’hui, je n’en suis toujours pas sûre.

Donc, tout ça pour dire que ces psy craignaient. Oui, pour moi, ils craignaient vraiment. Je ne dis pas que c’est le cas pour tous leurs patients, j’espère vraiment que non, qu’ils ont aidé plein de gens et qu’ils sont aimés par certains. C’est certainement le cas. Mais justement, si c’est le cas, pourquoi ne pas simplement avouer qu’une thérapie ne se passe pas bien? Pourquoi ne pas adresser une patiente à quelqu’un d’autre? Je n’aurais rien voulu d’autre. Juste, devant mes larmes, mes silences, mon désarroi, mon traitement qui ne fonctionnait pas, mon état qui s’aggravait, juste qu’ils avouent que non, leur « tactique thérapeutique » n’était pas faite pour moi. Juste me dire que non, tout n’était pas de ma faute, que quelqu’un d’autre m’aiderait sans doute plus. Pourquoi me retenir à chaque fois que je décidais de partir? Pourquoi s’acharner? C’est ça que je ne comprends pas, ce manque d’humilité, le fait de s’accrocher à sa théorie comme s’il n’en existait pas de meilleure, au mépris du bien-être de son patient.

C’est pour ça que je leur en veux toujours, bien plus que pour le peu qu’ils m’ont dit en presque trois ans. C’est pour ces phrases qu’ils ne m’ont pas dite que je n’arrive pas à les oublier.

La Malédiction de la Secrétaire médicale

J’ai un problème avec les secrétaires médicales (sauf celles de la maison médicale, mais c’est normal, là-bas tout le monde est parfait). Ou alors, elles un ont un problème avec moi, je sais pas. Ou peut-être même un problème avec tout le monde, je préfère ne pas le savoir, ce serait trop déprimant.

Donc, il y a eu celle qui m’a dit qu’il y avait de très bon psychologues quand je demandais simplement une liste des psychiatres de la ville. Il doit être marqué sur mon front que je ne suis pas assez folle, parce que les fous, ils ont l’air fous, c’est bien connu.

Celle qui n’a pas voulu me donner de rendez-vous avec un psychiatre parce que je n’avais pas de deuxième nom de famille (on était en Espagne). Donc, je me baladais avec mon papier marqué « urgent », mais après avoir attendu déjà quinze jours, il fallait que j’attende deux semaines de plus pour ne pas avoir donné un nom de famille que je n’avais pas. On appréciera sa notion de l’urgence. Il a fallu que je donne le nom de ma mère, parce que pas de deuxième nom de famille, pas de rendez-vous dans quinze jours. T’as qu’un nom de famille, tu peux crever, c’est comme ça. En passant, son collègue m’a trouvé un rendez-vous en deux minutes pour trois jours après.

Et puis celle que ne voulait pas me donner de rendez-vous au centre de santé mentale parce « vous n’allez qu’à aller dans le privé, pourquoi vous voulez venir ici? » Ben, je sais pas, pourquoi il existe ce centre si les gens n’ont qu’à aller dans le privé? T’as entendu au son de ma voix que je suis blindée de fric? Parce que, non, je m’exprime bien mais je ne suis pas blindée de fric, je suis libraire et célibataire, ça nourrit son homme mais ça s’arrête à peu près là, et depuis quand faut parler comme une charretier pour aller dans le public? Il y a un critère de sélection sur salaire dans ce centre? Non. Et puis finalement, elle ne veut pas me donner de rendez-vous parce que ma psychiatre ne prend plus de patients avant des mois, enfin ça elle me l’a dit quand je lui ai suggéré l’idée (« Bon, ou elle prend des patients et je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas avoir de rendez-vous, ou elle n’en prend plus ») au troisième coup de fil. Et finalement j’ai eu un rendez-vous une semaine après en passant directement par la psychiatre.

Ce matin, me voilà dans la salle d’attente de ce fameux centre. Passablement fatiguée, je suis en sevrage de Seroquel et je dors mal; angoissée, je suis en sevrage etc, Déjà, il y a un truc que je ne supporte pas dans les salles d’attente, c’est la musique. Ensuite, il y a les gens qui hurlent au téléphone, et les enfants qui crient. Là, il y a les trois, et l’enfant en question lance une balle, oh joie. J’ai rendez-vous à 9h15, avant d’aller travailler. C’est le premier rendez-vous de la journée, donc je vois toujours ma psychiatre arriver et elle n’est quasiment jamais en retard Je lis un peu, survis ensuite grâce à mon I-Pod (invention miraculeuse qui contre la malédiction des portables dans les lieux publics). A 9h30, je m’inquiète un peu, commence à m’angoisser, j’appelle une  collègue pour dire que je serai en retard au travail car ma psychiatre n’est toujours pas là. Je m’angoisse de plus en plus jusque 9h45, on dirait Daniel Pierce avec ses doigts qui gigotent. Comme je suis bien élevée, je ne suis pas du genre à aller demander toutes les cinq minutes « c’est quand mon tour? », mais là ça fait quand même une demi-heure de retard, donc je me décide à aller au secrétariat pour savoir ce qu’il en est. Et là: « Vous êtes Mme M.? -Oui. Le Docteur X. ne viendra pas, elle est malade. J’ai essayé de vous contacter. -C’est bizarre, j’ai mon GSM sur moi, je n’ai pas eu d’appel. -… -Vous n’avez pas mon numéro? -Ben, il y a plusieurs personnes qui ont le même nom que vous, alors je ne savais pas qui appeler. »

Malédiction

Ok. Bon, la dernière fois que ma psychiatre a été malade au dernier moment, on a pu m’appeler, mais bon, passons. Revoilà mon putain de nom de famille qui me met des bâtons dans les roues. Il est bateau, je veux bien, mais ma psychiatre travaillant là-bas un jour et demi par semaine, je doute quand même qu’elle ait quinze patients du même nom. Trois solutions s’offraient donc à toi, chère secrétaire médicale: appeler les deux patients avec le même nom, demander mon prénom à ma psychiatre, ou incroyable mais vrai, quand on ne peut pas téléphoner aux gens et qu’ils sont très certainement de l’autre côté du mur, se lever et aller leur parler, donc venir me prévenir directement dans la salle d’attente que ce n’était pas la peine que j’y passe la journée. Oui, quand les téléphones ne sont pas accessibles, on peut parler aux gens qui sont dans la pièce à côté, je sais, c’est fou, c’est ringard, c’est so old school, mais c’est toujours possible. Ca évite aux gens de sortir de là les larmes aux yeux et la rage au ventre.

Bref, c’est mon histoire du soir dont tout le monde se fout, mais moi si j’écris pas je pleure et je parle toute seule, et je traîne comme une âme en peine la Malédiction de la Secrétaire médicale.

A Nuestra Senora de la Montana

Je reviens aux urgences après avoir été chercher mes affaires à l’appartement. Je dis que je dois me faire hospitaliser. On me regarde bizarrement. Je répète, mais on ne me comprend pas. Je regarde mon amie, hospitaliser, c’est bien ingresar, non? Elle ne sait pas. Je raconte mon premier passage aux urgences, on finit par comprendre ce que je fais là. Une infirmière vient me faire une injection. J’ai un peu honte devant mon amie, qui détourne le regard. Honte surtout d’avoir l’air folle. On nous conduit au service de psychiatrie. On ouvre une lourde porte fermée à clé. Là, je suis sous le choc. Les patients ont l’air hagard, ils sont en uniforme, pyjamas ou robe de nuit bleus. J’éclate en sanglots. Moi qui ne touche plus personne, je me jette au cou de mon amie. Je ne veux pas rester ici. Les infirmières ont l’air étonné, qu’est-ce que j’ai? Je ne peux rien dire. Je vais au bureau des infirmières. Une infirmière, qui s’appelle Adela, me demande ce qui ne va pas. Je suis gênée de le raconter devant mon amie, je suis fatiguée aussi de parler. Je dis que je l’ai déjà dit au médecin. Je ne veux pas parler de mes yeux derrière la tête et de mon angoisse devant mon amie. Elle me dit si tu veux qu’on t’aide, il faut nous aider, mais je ne peux rien dire. Un briquet pend, accroché au mur. Je dis à Nathalie, en français, ils ont peur qu’on foute le feu. Adela me dit tu regardes le briquet? On le met là, sinon tout le monde le prend et il se perd. Je lève les yeux au ciel. Je dis que je ne veux pas mettre d’uniforme. Adela me dit que c’est bien, comme ça on est tous pareils. Comme si j’avais envie d’être pareille à des fous dans des uniformes informes. Je suis une infirmière qui ouvre la porte d’une petite pièce, elle me demande tu veux un pyjama ou une robe de nuit? Mes vêtements! Un pyjama ou un robe de nuit? Je veux mes vêtements! Je te donne une robe de nuit. Je suis anéantie, je ne veux pas être dépossédée de mes vêtements et de moi-même, je ne veux pas être une folle en uniforme. On va dans la chambre. Il y a une patiente, mon amie, deux infirmières, elles me demandent de me déshabiller. Je le fais, en mourant un peu, nue devant ces gens, transparente, je fonds. Je dois leur donner mes lacets. Je les jette dans le sac où elles mettent mes affaires en disant en français je ne vais pas me pendre!  Je ne pleure plus, je suis en colère, je suis traitée comme une criminelle. J’ai pris un petit paquet de chips avec moi, parce que malgré tout ça, j’avais un peu faim. On n’a pas le droit d’avoir de la nouriture. Je mets le paquet dans le sac, et puis non, j’ai faim, je le reprends. J’ai deux livres. J’ai le droit d’en garder un mais je dois leur donner l’autre. Là, je panique. J’ai presque fini le premier, je ne peux pas leur donner le second. Quel mal pourrais-je faire avec un livre? Non, je le garde. Mes livres c’est ma dernière raison de vivre, je ne pars jamais sans un livre, il m’en faut toujours d’avance, il est inconcevable que je n’ai plus rien à lire, non, je veux garder mon livre. Elles finissent par me le laisser. Elles me prennent quasiment tout, j’ai mes livres, mon petit lion en peluche et pas grand-chose d’autre. Adela me prend la main , je me crispe mais ça me bouleverse aussi. Elle est gentille avec moi.

Je fume une cigarette dans la chambre avec Nathalie. On me dit que le dîner va être servi, si je veux je peux manger dans ma chambre pour aujourd’hui. D’accord. J’ai trop peur des autres, de tous ces gens inconnus dans leurs uniformes, je ne peux pas affronter leurs regards, pas après m’être déjà déshabillée devant quatre personnes. On m’apporte un plateau, je dis je parie que les couverts sont en plastique, et c’est le cas. J’ai l’impression d’être dans un quartier de haute sécurité, alors que je suis là de mon plein gré, et je trouve ça injuste, trop dur.  De la mauvaise charcuterie, de la soupe avec des fils, je ne peux pas avaler ça, je mange juste un bout de pain. Tu ne manges pas? Non, je n’ai pas faim. Et c’est vrai de toute façon, ils m’ont coupé l’appétit. Adela vient avec mon médicament. Je regarde le comprimé de risperdal, je dis est-ce que je peux en avoir moins, j’ai déjà pris cette dose, je ne la supporte pas, je ne tiens plus debout, j’ai la vue trouble, et puis j’ai déjà eu une injection. Non, le médecin a prescrit ça, je dois le prendre. Je continue à argumenter, en vain. Je cède et j’avale le comprimé. Adela me dit d’ouvrir la bouche et de soulever la langue. Je croyais que ça n’existait que dans les films. Je me dis je suis dans la quatrième dimension. Je dis, c’est bon, je l’ai avalé. Elle me répète la même chose, et je m’exécute, humiliée. Mon amie s’en va. Adela vient me dire bonsoir et à demain en souriant.

Une fois couchée, je prends mon lion. D’habitude, il est sur ma table de nuit ou sur le bord de mon lit. Là, je le sers contre moi, dernière petite chose familière et rassurante à laquelle se racrocher. Je ne dors pas. Je me sens mal, j’ai peur, je n’ai plus de refuge, d’intimité, rien. Je me suis fait dire assez séchement que je ne devais pas fermer à clé la porte des toilettes. Après quelques temps, une infirmière arrive, avec le lait dit-elle. Qu’est-ce que c’est que cette histoire? J’ai peur d’eux, de ce qu’ils peuvent me faire avaler, du fait que ma parole ne vaut rien. Je déteste le lait, je ne pourrai pas avaler ça, et puis je suis sûre qu’ils ont mis un médicament dedans, alors je fais semblant de dormir. Depuis des mois, chaque nuit, je fais des cauchemars, tous plus violents et éprouvants les uns que les autres. Des charniers, la guerre, des viols. Cette nuit-là, je rêve. Je suis chez moi, à l’abri. Je me réveille, me croyant dans ma chambre, avant de me rendre compte que cette fois le cauchemar est réel. Je suis dans cet hôpital, seule, sans défense, sans vêtements, enfermée, à leur merci.

Une infirmière me réveille en me disant gentiment « Tu es nouvelle? ». Je dis oui. Mais pas pour longtemps, je veux partir, c’est tout ce que je veux. Alors je me lève, je fais semblant de me laver parce que j’ai peur des douches, enfin des bondes, et là elle est au milieu de la douche, impossible pour moi d’entrer là-dedans. Je fais couler l’eau pour faire croire que je me lave. Je me coiffe bien, je me fais une queue de cheval, je regrette de ne pas avoir du maquillage pour faire la jeune fille en grande forme. Je souris devant le miroir, c’est le visage que je dois leur montrer. Je me dirige vers la salle-à-manger. Une infirmière me dit que je dois mettre mon peignoir. Apparemment, je suis indécente dans mon immense robe de nuit informe, et ce qu’ils appellent peignoir est à peu près la même pièce de vêtement, avec des couleurs un peu différentes. Rien ne change dans mon aspect sinon que j’ai deux loques l’une sur l’autre au lieu d’une seule. Je ne comprends décidemment pas les codes de cet endroit. Je retourne vers la salle-à-manger. Le petit déjeuner est bon. Je n’ai plus si peur, parce que j’ai décidé de partir. Distribution de médicaments. Une infirmière me demande mon nom, elle ne comprend pas, me fait répèter, elle ne comprend roujours pas. Tant mieux, je me fais un plaisir de le prononcer à la française, avec ses sons inconnus des Espagnols. Pas de médicaments pour moi, ouf, je suis déjà assez shootée comme ça. Mais quand je sors, une infirmière m’appelle pour me faire une injection. Non!! Vite, vite, que faire? Argumenter? Ca ne sert à rien, je l’ai vu hier. Alors je lui souris en disant que je me sens bien. Tu as mangé? Oui, oui. Et ça marche! Elle s’en va! Plus de precription du médecin qui tienne! Il a suffi de manger et de sourire.

Je veux sortir. Il faut attendre la visite du psychiatre. Je me dis que je verrai peut-être Lucia. Pas pour moi, mais venue voir d’autres patients. Ca suffirait à illuminer ma journée. Mais je ne la verrai pas. En attendant, je me mets sur mon lit, je lis un peu. Une infirmière est assise sur le lit d’à côté et parle avec une patiente. J’espère qu’on me parle aussi, mais non. Je vais fumer dans la salle-à-manger, un patient, qui s’appelle Felipe, me parle. Je ne comprends rien mais je lui souris. Mes amies arrivent. Je suis soulagée, elles sont venues me sortir de là! Je minimise mon état face au psychiatre, c’est la première fois que je le vois.  Mes amies ajoutent que je me sentirai mieux chez nous, je dis même que je dois rentrer en Belgique très bientôt, donc il faut que je sorte. Je signe. Je sors. Avec l’impression de sortir de prison. D’échapper à un système déstructeur. Je suis tellement pressée de partir que j’oublie la moitié de mes affaires et que je dois retourner à l’étage, sonner à cette horrible porte comme si je voulais revenir! Non, non, je veux juste mes affaires et m’en aller une fois pour toutes.

Je comate pendant deux jours, à cause de la dose de neuroleptiques qu’ils m’ont donnée. Je ne savais pas que les services de psychiatrie n’étaient pas comme les autres. Je me suis sentie en prison, humiliée, infantilisée, dépossédée de moi-même. Après, j’apprendrai tant de choses sur la psychiatrie que je me rendrai compte que ce service est loin d’être le pire. Mais le choc initial est resté, et les cauchemars qui vont avec.

Les gens normaux sont des gens bizarres

Je sens que ça va être mon tour. On est dans une salle de sports, dans l’école où on dort pendant le chantier international. Je suis un peu à l’écart, regardant les autres s’amuser à désigner quelqu’un pour se ruer tous dessus et lui enlever ses chaussures pendant qu’il se débat en essayant de les garder. Les gens normaux sont bizarres, ce n’est pas nouveau. Ils disent oui et pensent non, ils font semblant de ne pas vouloir qu’on se jette sur eux pour les chatouiller et leur voler leurs chaussures alors qu’au fond ils sont d’accord. Un peu comme quand on leur dit qu’on n’aime pas les fêtes surprises, les discours, les enterrements de vie de jeune fille mais qu’ils nous les imposent quand même, parce que tout le monde aime ça, forcément, et après si on râle parce qu’on avait dit non et qu’on ne nous a pas écouté, on est une rabat-joie. Bref, pour les gens normaux, tout le monde est comme eux.

Tout le monde y est déjà passé, ils vont se jeter sur moi. Et ça, c’est hors de question, totalement hors de question. Si on me touche, je meurs. C’est aussi simple que ça. Je peux essayer de m’en aller discrètement, mais ils vont le voir et ça va les amuser encore plus de devoir me pourchasser. Je peux dire non. Mais c’est ce que tout le monde fait, en criant, en hurlant, et ça ne fait que jeter de l’huile sur le feu. Leur non veut dire oui. Pour moi, les choses sont simples. Je ne sais pas mentir, quand je dis non c’est non, et oui c’est oui, je ne sais pas c’est je ne sais pas. Ca m’excède qu’on me demande trois fois de suite si je veux boire quelque chose quand je dis non. J’ai l’impression qu’on me parle comme si je n’existais pas, comme si on n’avait pas écouté ce que j’ai dit. Je dis non parce que je ne veux rien boire, c’est tout, pas la peine de me harceler en me le redemandant tout le temps. Je ne suis pas très compliquée, au fond. Les oui-non-si-peut-être-non-allez oui d’accord, je ne connais pas. Mais à mon avis ils ne vont pas le comprendre. J’aurai beau dire non, crier, ça ne servira à rien. Ils vont me dévorer vivante, et là je vais vraiment devenir agressive, les frapper, peut-être les mordre qui sait, ça va être terrible, ils ne vont rien comprendre, et je vais passer pour une folle furieuse. Ca va jeter un froid, c’est le moins qu’on puisse dire, mais je ne pourrai pas faire autrement s’ils se jettent tous sur moi.

Quand je vois les regards se tourner vers moi, j’ai une idée. Parler ne sert à rien, il faut juste empêcher le jeu d’avoir lieu. Alors je leur tends mon pied, je dit allez-y, je suis d’accord, prenez mes lacets et ma chaussure. Même ça, je n’ai pas envie qu’ils le fassent, mais comme prévu, ils ne le font pas. Personne ne se jetera sur moi. Comme d’habitude, je suis la rabat-joie, mais au moins pas la folle furieuse.

Ma faculté d’adaptation à la bizarrerie des gens normaux fonctionne, c’est déjà ça.

 

Mes médocs et moi

Avant, je disais médicaments. C’était des choses que je prenais de temps en temps, quand j’étais malade, comme tout le monde. Pas souvent.

Mais depuis mes vingt ans, j’ai le même rapport aux médicaments que les vieilles personnes, sauf que j’évite en général d’en parler dans le bus. Pas trop envie de m’en vanter ni d’avoir des conversations de vieillards avec des gens de mon âge qui ne prennent pas « leurs médocs » mais des médicaments de temps en temps. Mais moi il faut que j’y pense matin et soir, être sûre de ne pas les perdre quand je pars en voyage, surveiller mes ordonnances et surtout ne pas tomber à cours.

Etant donné que j’ai longtemps caché ma maladie, je cachais aussi mes médicaments. Au fond de mon sac après être passée à la pharmacie, dans un coin de la salle-de-bains pour les prendre quand je ne dormais pas chez moi, et les effets secondaires sous des excuses bateau du genre « je ne sais pas ce que j’ai ».

Mon premier neuroleptique, c’était du Risperdal. Je le détestais, parce qu’il m’avait fait prendre six kilos et que je ne pensais qu’à l’arrêter, sans pouvoir y arriver. Je ne le prenais qu’en pensant au moment où j’allais l’arrêter: dans six mois, après les examens, après mon diplôme, etc… Je l’avais arrêté au début d’une année scolaire. C’était le bon moment, pas d’examen en vue, pas vraiment de travail. D’abord, il faut supporter la première nuit. Je le savais, j’avais déjà essayé. Une nuit d’insomnie garantie, de nervosité et la tentation de prendre un comprimé pour enfin dormir. Mais je voulais passer outre. Vivre sans médicaments, donc sans la maladie, guérie. Je me lève épuisée, je vais au cours, en essayant de rester calme. Mais tout le monde me tape sur les nerfs, j’ai envie de mordre, de crier, de hurler qu’on la ferme et qu’on ne s’approche pas de moi. Tout ce que je veux, c’est rentrer, me mettre la tête sous l’oreiller, avoir du calme, ne plus voir personne. Les autres vont au bal des bleus, bien entendu il est hors de question que je mette un pied là-bas, je vais rester seule, tant mieux. Pas de chance, ils décident de passer manger au kot avant de sortir. Je mange rapidement avec eux, épreuve ultime avant la solitude, je l’espère. J’annonce que je vais dans ma chambre, je suis fatiguée, qu’ils s’amusent bien, sous-entendu pourriez-vous dégager rapidement? J’essaye de lire, mais ils ont mis la musique à fond. Je fais semblant de lire, je regarde un peu la télé mais je n’entends pas grand-chose, de toute façon je veux du silence, c’est tout. Je fume. La tension monte, quand est-ce qu’ils vont partir? Attendre, attendre sans savoir quand ça va se terminer, c’est insupportable. Il est tard, qu’est-ce qu’ils font? J’espère qu’ils n’ont pas changé d’avis, qu’ils ne vont pas rester là. Je commence à me mordre la main pour me calmer. J’ai envie de hurler, de casser quelque chose, je n’en peux plus de ce bruit. Il est plus de 23h et ils sont toujours là. Qu’est-ce qu’ils attendent? Je suis assise en tailleur sur mon lit, la tête dans les mains, je me balance, je vais hurler. Je suis tellement à cran que je m’arrache des mèches de cheveux par poignées. Je regarde les cheveux dans ma main, je n’avais jamais fait ça. Il est plus de minuit. Je me lève. J’entre dans la cuisine, en tremblant et j’aboie « Vous partez quand? » Mon apparition jette un froid. Une amie me dira plus tard que j’avais l’air complètement folle, et quand je lui parlerai d’épisodes de ma maladie, elle me demandera chaque fois « t’étais comme le jour du bal des bleus? ». Je me rends bien compte que j’ai l’air folle, je suis folle, je vais exploser. Mais ils s’en vont, enfin. Et moi je prends un Risperdal. La vie sans médicaments, ce ne sera pas encore pour aujourd’hui.

L’Abilify a été important dans ma vie lui aussi, même si je n’en ai avalé qu’un comprimé. Dès que j’ai entendu parler de ce nouveau médicament, qui ne fait pas grossir, je l’ai attendu. J’ai guetté ses autorisation de mise sur le marché, d’abord au Mexique, puis aux Etats-Unis, et je trouvais injuste qu’on n’y ait pas accès en même temps en Europe. Pour moi, ce médicament, c’était la fin de mes problèmes. Je me détestais avec mes kilos en trop, je passais mon temps à maugréer contre ces neuroleptiques dont je ne pouvais me passer. L’Abilify allait me rendre ma silhouette, ma joie de vivre, ma normalité. J’étais au comble de la joie quand j’ai su qu’on allait en avoir en Europe l’année d’après. D’autant que j’avais changé de neuroleptique, je prenais du Seroquel et j’avais encore grossi. Ma psychiatre m’a fait participer à une étude de pré-mise sur le marché. J’allais avoir de l’Abilify, gratuitement, avant sa commercialisation, à condition de répondre aux questions d’une enquête. J’ai avalé mon premier comprimé, un peu anxieuse parce qu’un nouveau médicament ce n’est jamais facile, mais contente. A peine une heure après, je suis dans un état lamentable, nauséeuse, tremblante, j’ai chaud, j’ai froid, je n’arrive pas à dormir. Le lendemain, mon état ne s’améliore pas. On est samedi, j’ai pris la précaution de commencer le traitement quand je ne travaille pas. J’ai l’impression d’avoir une mauvaise gastro. Je passe une seconde nuit, sans reprendre de comprimés. J’ai essayé de me forcer, mais vraiment je suis tellement malade que je ne peux pas. Rien que de regarder cette tablette de comprimés, j’ai envie de vomir. Le dimanche, je suis toujours mal. Le lundi matin, je n’arrive pas à aller travailler, je vomis et suis toujours faible. C’est la fin de mon histoire avec l’Abilify. Et de mes illusions sur les campagnes de pub des labos.

Certes, j’ai grossi, mais avec le Seroquel, je vais vraiment mieux. Je vais m’en contenter, tant pis pour la ligne. Il me shoote beaucoup, mais il suffit de le prendre avant de dormir et de ne pas trop tarder à s’endormir. Les quelques fois où j’ai augmenté les doses, j’ai déliré, j’ai eu des sensations d’étouffement, le coeur qui battait à tout rompre, je n’arrivais pas à bouger. Pendant des mois, ma tension chutait tellement le matin que je devais prendre ma douche assise, et je me traînais au travail en faisant semblant de rien. Les trois fois où je me suis retrouvée sans Seroquel, croyant que ma boîte n’était pas encore vide, j’ai passé des nuits d’angoisse, de tremblements, d’insomnie. Si je prenais un comprimé le matin, j’étais shootée toute la journée, je ne tenais plus debout, je tanguais. Si je n’en prenais pas, il fallait supporter le chaud et froid, les frissons, les tremblement de manque, mais ça passait vers 13h. Mais ce médicament calme mes angoisses, ce que ne faisait pas le Risperdal, je ne le rejette pas, j’ai compris que j’en avais besoin, et j’y tiens.

Il y a les antidépresseurs, qui m’ont permis de ne plus être dans l’excès pour tout et pour rien. Et que j’ai toujours avalé comme des bonbons, arrêté de la même façon, sans aucun effet secondaire ni symptôme de sevrage.

Et les benzo, dont finalement j’ai eu de la chance de connaître tout de suite la pénibilité du sevrage, parce que ça peut être vraiment bon, une sensation de planer complètement, même si elle passe vite, et plus couramment cette impression de coup de bâton sur la tête qui plonge dans un sommeil profond et sans rêves, une merveilleuse nuit de repos, loin de ses souffrances.

Les médicaments, on peut les décrier tant qu’on veut, nous dire que ce sont des drogues, des lobotomies chimiques, moi je dis qu’ils m’ont sauvé la vie, qu’ils me l’ont rendue supportable et que je réfléchis bien mieux avec que sans. C’est comme ça, maintenant ma vie c’est avec mes médocs, et tant mieux, sinon ce serait bien davantage avec ma schizophrénie.

Et à la fin, elle m’a crue

La tête contre le mur, le visage inondé de larmes, on comprend enfin que je vais mal. Quelqu’un vient me chercher et me fait descendre aux urgences. Tous les sièges sont occupés, je reste debout contre le mur, à sucer le sang de mon doigt. J’ai l’impression que tout le monde me regarde, qu’ils pensent que je suis une idiote venue aux urgences à cause d’un doigt qui saigne. J’attends.

Je vois une dame, qui me dit que je vais aller voir ma psychiatre. Je lui dis qu’elle ne veut pas me voir. Mais si, elle veut bien te voir. Mais non! Mais si… Mais non!! Ca ne va pas recommencer, ce dialogue de sourds qui dure depuis des mois. Alors elle me dit que je vais voir l’autre psychiatre. On me remonte dans le couloir des consultations psychiatriques. Décidemment, je ne comprends rien à ce système. A quoi a servi ce détour aux urgences? On me met dans le sas entre les deux bureaux, je suppose qu’ils ont peur que je refasse du grabuge dans le couloir. J’attends, les bras refermés sur moi-même. Lucia sort et me jette un coup d’oeil. J’espère qu’elle va me dire qu’elle veut bien me soigner. Oui, malgré tout, je veux Lucia, j’adore Lucia, c’est comme ça. Mais elle ne dit rien. Je finis par entrer dans le bureau de l’autre psychiatre. Un homme d’âge moyen, qui ne m’est pas très sympathique à première vue, avec son assistante, en talons, tee-shirt et mini-short. J’ai beau me dire qu’on est en Espagne, que les codes vestimentaires sont différents, je trouve ça bizarre cette fille médecin à moitié nue, d’autant plus à côté de cet homme en costume. Mais elle a l’air gentille. Je réponds à leurs questions. Le psychiatre me tend une boîte de médicaments et me dit « Tu prendras ça », en insistant pour que je ne boive pas et ne fume pas de joints. Voilà, tu reviendras vendredi.

Je rentre chez moi. Je sais que ce sont des neuroleptiques, puisque j’ai déjà arrêté les anxiolytiques et que je suis sous anti-dépresseurs. Et puis j’ai bien vu qu’il me prenait pour une folle. Tant mieux, c’est pas trop tôt! J’ouvre la boîte de Risperdal, je lis la notice et je vois que c’est indiqué dans les cas de schizophrénie. Alors, je pleure. Parce que je suis toute seule avec cette notice et ce mot, que personne ne m’a rien expliqué, que je suis persuadée que je vais finir démente dans un asile, que ma vie est finie.

Mais j’ai le traitement médicamenteux que la psychologue voulait que j’aie dans les jours qui viennent. Les jours qui viennent… Je suis arrivée en Espagne en janvier. Nous sommes début mai.

Le vendredi, je retourne voir le psychiatre. C’est un jour où il n’y a pas beaucoup de patients, pas d’heures de rendez-vous et où Lucia ne consulte pas. Il n’y a que lui. Aucun assistant. On est deux ou trois à attendre, on le voit cinq minutes. Je trouve ça bizarre. Des années plus tard, quand j’apprendrai que ce psychiatre a été condamné pour abus sexuels sur deux patientes, abus sexuels qui ont eu lieu à cette époque, à son cabinet privé et à l’hôpital, je me dirai que ça se passait peut-être le vendredi matin, quand il était seul et que le couloir était vide. Bref, ce vendredi, je lui demande si je suis schizophrène. Il dit non. Je dis qu’est-ce que c’est, alors? Il a l’air embêté. Il me répond avec l’air de quelqu’un qui m’annonce une catastrophe: c’est de l’angoisse psychotique, avec dissociation, dépersonnalisation et déréalisation. Comme je ne m’y connais pas encore très bien en psychiatrie, je ne me rends pas compte qu’il est en train de donner une définition de la schizophrénie. Mais je ne demande qu’à croire que je ne suis pas schizophrène, donc je suis un peu soulagée. Il me dit que je devrais toujours être suivie par un psychiatre. Je m’exclame Toujours?! J’ai vingt ans, trois ans de maladie, je ne peux même pas imaginer ce que veut dire toujours. Ni dans l’absolu, ni dans la santé, ni dans la maladie. Il se reprend, nuance avec peu de conviction: les prochaines années. Ce qui me paraît déjà une éternité. Mais je n’ai pas oublié, Docteur P., vous avez dit siempre, toujours. Et ce siempre, je l’entends encore. Et c’était vrai, en plus.

Voilà à quoi se réduisent mes soins: prendre des neuroleptiques, voir un psychiatre cinq minutes. Tu manges bien? Tu dors bien? Tu prends tes médicaments?

Dans cette situation, il est évident que le soulagement dû aux médicaments n’a pas duré longtemps.

Quand je reviens en consultation après mon hospitalisation, je vois Lucia arriver. Mon coeur bat, mais je baisse les yeux. Et là, miracle, elle me sourit et me dit « Hola! » chaleureusement. C’est la dernière fois que je la vois. Et c’est un soulagement immense. Lucia ne me rejette plus, Lucia me croit. Je me dis que le docteur P. lui a peut-être parlé des raisons pour lesquelles il m’a hospitalisée, des yeux derrière la tête et du bras coupé. Elle a dû se dire que ça je ne l’avais pas inventé, que peut-être j’inventais les voix mais pas ça. Je fais toute sorte de projections, mais peu importe, le principal est la reconnaissance de Lucia, elle m’a regardé comme un être humain digne de ce nom, un être humain qui souffre et pas une emmerdeuse qui la harcèle. Lucia m’a sourit, Lucia m’a dit Hola! et ça efface tout le reste.

Folie psychotique contre folie bureaucratique

Ca fait mal d’entendre ce mot lancé comme ça, sans précaution. Schizophrénie. Mais au fond je m’en doutais. La vérité en face fait toujours mal, mais au moins cette fois on va me croire, on va me soigner.

Mais Lucia dit non, en rien. Elle discute avec son assistante, lui parlant des symptômes que je n’ai pas. Comment le sait-elle après si peu de temps, je ne sais pas, parce que moi je crois bien que je les ai ces symptômes. Mais Lucia dit que la voix qui m’a poursuivie pendant des jours étaient la mienne, je suis dépressive, voilà tout. Peut-être que je devrais lui parler des statues du musées avec leurs têtes égorgées, ou lui dire que je n’étais pas dépressive avant l’Orfidal, enfin pas cette année, c’est vrai je l’ai déjà été, mais… Elle interrompt mes pensées, me dit que je dois arrêter l’Orfidal et prendre du Prisdal, c’est un antidépresseur. Ca ira mieux avec ça. Je vais aller chez la psychologue, elle me donne rendez-vous dans deux mois et me dit que je peux demander à avancer le rendez-vous si ça ne va pas, ou même venir aux urgences.

Bon, il y a du progrès, et j’ai l’autorisation de demander de l’aide, ce qui n’est pas rien pour moi, car il me semble toujours ne pas en avoir le droit.

Je vais au centre de santé mentale, d’abord voir une infirmière. Je lui parle sincèrement cette fois, je lui dis tout. Elle me demande si je suis triste d’être loin de chez moi. Non, pas du tout, au contraire. Je lui parle des taches de sauce tomate que j’ai vu sur un tee-shirt que j’accrochais au fil à linge,  je ne comprenais pas comment elles étaient apparues, et quand je suis revenue, elles n’y étaient plus. C’est débile comme hallucination, mais ça m’a rendu dingue. Je ne voulais pas y croire, alors j’ai voulu vérifier sur les autres tee-shirts, j’ai vidée toute mon armoire, jetant tout à terre en pleurant, pour retrouver un tee-shirt tâché qui n’existait pas. Et aussi des statues. Et aussi de la voix. Et de comment je l’ai tuée contre le lavabo. J’arrête de ne plus vouloir passer pour une folle, je m’en fous, je veux juste qu’on fasse quelque chose pour moi. Elle est gentille, cette infirmière, elle m’écoute vraiment, et je vois bien qu’elle prend les choses au sérieux. Elle me dit que je vais voir la psychologue, mais que dans mon cas, la psychiatre sera sans doute mieux.

J’ai aussi arrêté l’Orfidal comme me l’a dit Lucia. Du jour au lendemain. Elle ne m’a rien précisé. Pendant deux ou trois jours, je suis en manque, c’est affreux, je tremble, je me gratte les bras, je ne dors presque pas, quand je dors je fais des cauchemars. Dans mon lit, pendant mes insomnies, je ne pense qu’à une chose « je veux un Orfidal, je veux un Orfidal, s’il te plaît, s’il te plaît », je tends la main vers mon bureau où est le reste des comprimés, je me supplie de céder, mais je ne le fais pas, parce que sinon tout sera à recommencer, toute cette souffrance du manque, il faudra repasser par là puisque je ne vais pas prendre ce médicament toute ma vie. Ca m’a vaccinée contre la drogue pour le reste de mes jours, je crois. En tout cas, depuis je n’ai plus jamais pris de benzo plus de deux soirs de suite.

Le jour de mon rendez-vous chez la psychologue, une amie vient avec moi. J’apprécie beaucoup son geste. La psychologue ouvre la porte de son bureau et je me recule, je baisse la tête. Il y a au moins trois ou quatre posters de papillons. Je ne peux pas entrer là-dedans, c’est impossible. Qu’est-ce que c’est que cette passion qu’ils ont dans ce pays pour ces horribles posters, il y en a partout, à la fac, à la banque, et même ici. Claire explique à la psychologue que j’ai la phobie des papillons. Celle-ci me rassure, ce n’est pas là qu’elle va me voir. Elle aussi m’écoute beaucoup, elle écrit une longue lettre pour Lucia, avec tout ce que je ne lui ai pas dit. Elle me dit qu’elle ne peut rien faire pour moi, que j’ai besoin d’urgence d’un psychiatre et d’un traitement médicamenteux adapté. Je dois retourner à l’hôpital, demander qu’on avance mon rendez-vous. Comme toujours, la case urgent est cochée sur mes papiers.

Je revois donc Lucia. Elle me fascine, depuis la première fois où je l’ai vue. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce qu’elle s’est penchée doucement en me disant « Hay que contarme », peut-être parce qu’elle n’était pas muette et hautaine comme les deux psychiatres que j’avais vu deux ans auparavant. Je n’en sais rien, mais je ne peux m’empêcher de penser à elle. Elle ne comprend pas pourquoi les antidépresseurs ne font aucun effet, elle augmente la dose. Elle me dit que la psychologue croit que je suis schizophrène. Est-ce que je sais ce que c’est? Oui. En réalité, à part la définition du Que sais-je? sur les maladies mentales, je n’en sais pas grand-chose. Elle n’est pas d’accord avec elle. Je vais prendre mes antidépresseurs et revenir dans deux mois. Comme la psychologue pense que je n’ai pas besoin de suivi psychologique, on va se limiter à ça. Je panique complètement. Deux mois? Deux mois sans personne? Avec des médicaments qui ne m’aident pas? Je ne peux pas, non, c’est impossible, je ne vais pas y arriver. Je n’en peux plus que personne ne me croie, ne veuille m’aider. Mais je ne dis rien.

Je sors, accablée, à bout. Je m’assieds sur un banc face à l’hôpital, j’ouvre la lettre que la psychologue a écrit pour Lucia et qu’elle m’a rendue. J’ai aussi une lettre de Lucia pour le médecin généraliste, qui dit que, étant donné le rejet du centre de santé mentale, je n’ai pas besoin de suivi. La lettre de la psychologue est illisible, le seul mot que j’arrive à lire est « psychotique ». Alors je pleure, je pleure sur cette lettre, sur mon sort, sur mon abandon, je suis perdue, je ne sais plus vers qui me tourner. Je n’ai jamais été aussi mal de ma vie, et ce n’est pas peu dire. La mélancolie était une souffrance infinie, mais les choses étaient claires: je devais mourir, je ne m’en sortirais jamais. Tandis que cette fois, je deviens folle, je perds complètement pied, je ne comprends plus rien et j’ai peur, j’ai si peur. Ce mot, psychotique, me dit que je vais devenir complètement folle et finir ma vie ne psychiatrie, et mlagré ça, personne ne veut me soigner. Ca aussi c’est de la folie.

Mes amies me disent de retourner chez le médecin. J’arrive dans la salle d’attente, ma lettre toujours en main, et je ne peux pas m’empêcher de pleurer. Une infirmière passe, me regarde et s’en va. J’ai pourtant tellement besoin que quelqu’un me parle. Une autre a pitié de moi. Elle croit que je pleure parce que je suis loin de chez moi, je dis non, je pleure parce que je suis malade et que personne ne veut me soigner. Elle me dit qu’il faut du temps pour pouvoir voir un spécialiste, mais j’en ai déjà vu un, etc… et je continue à pleurer. Les gens qui étaient dans la salle d’attente avant moi me cèdent leur place, vas-y avant nous. Je les remercie, il y a encore des gens humains, même si ce ne sont pas eux qui vont me soigner, mais leur geste me touche. Me revoila devant le médecin. Il ne peut rien faire pour moi, je n’ai pas besoin de suivi psychologique, c’est écrit. Non, la psychologue a dit que je devais être suivi par un psychiatre, c’est différent. Oui, mais Lucia a écrit… Cette situation devient ridicule au plus haut point, mais je suis tellement loin que je n’arrive plus à me battre. Il me dit de prendre mon Orfidal. Non, c’est une drogue. Pas du tout. Si. Non, ça ne crée aucune dépendance. Mais est-ce que quelqu’un ici va finir par m’écouter? Entre lui qui ment et Lucia qui a décidé que j’étais dépressive et ne veut rien savoir d’autre, que puis-je faire pour faire bouger les choses? L’assitante se tourne vers le médecin et lui demande à haute voix, comme si je ne comprenais rien: Qu’est-ce qu’elle veut? Mais putain, je veux qu’on me soigne, est-ce que quelqu’un peut comprendre ça??? Mais je me tais. Le médecin me dit que je n’ai qu’à retourner chez la psychologue. Qui m’envoit chez Lucia demander un rendez-vous, celle-ci me dit que ce n’est pas son rôle de parler avec moi, je dois retourner chez la psychologue. Ah tiens, j’en ai besoin, maintenant. Elle veut surtout se débarasser de moi. Mais je l’aime toujours et je suis heureuse quand je la vois, même quelques secondes. Donc je retourne chez la psychologue. Qui dit la même chose, et me fait une lettre pour le service des rendez-vous, précisant que c’est très urgent. Là, on m’avance mon rendez-vous. Super. C’est quand? Dans sept semaines? Pardon? Mon rendez-vous est dans huit semaines et on me l’avance d’une seule semaine? Je m’énerve, ce n’est pas possible. Il est marqué urgent, vous voyez ça? Urgent! La dame me dit d’aller voir directement Lucia pour en parler avec elle. Vu la façon dont elle ma reçue la dernière fois, ça ne risque pas de donner grand-chose, mais je fais ce que m’on dit. Je vais encore une fois traîner mes dernières forces là où on m’envoie comme un paquet indésirable.

Le couloir est plein de patients. Je m’assieds sur la large appui de fenêtres, la tête sur les genoux, recroquevillée dans un coin. Je suis si angoissée que je n’entends plus que des brouhahas, que je vois les murs et le plafond sur refermer sur moi, je n’ai plus la conscience de ce qui se passe autour de moi. Je sors mon kit d’automutilation d’urgence, c’est-à-dire le morceau de verre que j’ai dans mon portefeuille, je me coupe le bout du doigt, juste un peu, histoire de faire diversion et d’avoir une chose sur laquelle me concentrer. Le temps passe, peut-être bien deux heures, mais je ne me rends compte de rien. Je sais qu’à un moment je tourne la tête et qu’il n’y a plus un seul patient dans le couloir. L’assitante sort et cite un nom. Un patient qui n’est pas là. C’est l’occasion. Je lui explique le problème, disant que c’est le secrétariat qui m’envoie. Elle va demander à Lucia et revient en me disant qu’elle ne veut pas me voir. Là, c’est trop. Je suis à bouts, réellement à bouts, j’ai plus ou moins réussi à me tenir jusqu’ici, mais c’est fini. Je m’écroule en pleurs, l’assistante dit qu’elle ne comprend pas ce que je dit, me demande de répèter. Je me lève, la tête toujours dans les mains, je crie pourquoi personne ne veut me soigner, pourquoi on ne veut jamais me soigner, et je me tape la tête contre les murs. Il ne me reste que ça, tourner le dos à ces gens, puisque un autre patient est arrivé entre temps, pleurer et me frapper la tête contre les murs, parler en français puisque de toute façon ça n’a pas d’importance qu’on me comprenne ou non.

Un mot comme un coup de poing

Après quinze jours à souffrir, assise par terre dans la salle-de-bains, à regarder mes cicatrices d’automutilation et à en refaire de nouvelles, à manger des céréales sans lait, des pâtes sans rien, à regarder mes médicaments une bouteille d’eau à la main en souhaitant avoir le courage de les avaler tous, ça y est, je peux retourner au centre de santé. On va me soigner, enfin, enfin, enfin, ça fait trois ans que j’attends ça. La lettre que le médecin m’a remise pour la psychiatre est claire, elle parle d’hallucinations, d’angoisse, de neuroleptiques, de suivi psychiatrique, etc… Enfin on me croit. Même ma psychologue me disait que je n’étais pas malade, ce qui n’était pas logique dans mon esprit puisqu’elle voulait que je prenne des médicaments. Et je n’en peux plus qu’on ne comprenne pas, qu’on ne m’aide pas. Je prends des médicaments, j’ai mis le pied dans la psychiatrie, maintenant je ferai tout et n’importe quoi pour aller mieux.

Au centre de santé, une dame m’accueille en disant qu’il y a un problème. Non, non, non, s’il vous plaît, qu’est-ce qu’il y a encore? Elle n’a pas mon deuxième nom de famille. Ah, c’est juste ça. Mais je n’ai ai pas. Il lui en faut un. Mais pourquoi me persécute-t-on avec ce genre de choses? Je ne suis pas espagnole. Elle le sait. Là, je m’énerve un peu. Je n’ai pas de deuxième nom de famille, il n’y a que les Espagnols qui en ont un, et les Sud-Américains, enfin peu importe, le reste de l’Europe n’a pas de deuxième nom de famille, est-ce qu’elle peut comprendre ça? Non, apparemment. Il lui en faut un, sinon elle ne peut pas me prendre de rendez-vous. Mon Dieu, on va me laisser devenir folle ou mourir parce que je n’ai pas de putain de deuxième nom de famille? C’est une blague? Un cauchemar? Ils se sont tous ligués pour ne pas me soigner? Finalement, je lui donne le nom de ma mère en lui disant qu’elle n’a qu’à écrire ça, si elle veut. Ok. Je peux revenir dans quinze jours, j’aurai mon rendez-vous à ce moment-là. Là je ne dis plus rien. Je ne peux plus. Je m’effondre, je meurs devant elle, je n’ai plus la force de rien. Je viens de passer les quinze plus longs jours de ma vie, je pense au fait de recommencer encore cette attente, c’est inimaginable, mais que puis-je faire? Je dois avoir l’air d’une bête traquée, elle ne le voit donc pas cette femme? Est-ce qu’elle laisserait un diabétique sans insuline parce qu’elle n’a pas son deuxième nom de famille, ou laisserait se vider de son sang un blessé grave? Non, bien sûr, mais elle le fait avec moi. Il est marqué urgent sur mon dossier, c’est ça l’urgence, faire attendre quelqu’un un mois pour avoir une date de rendez-vous? L’homme qui est à l’accueil m’appelle gentiment, il m’a déjà vu la première fois, et lui voit bien je crois que je pisse le sang. Je vais te prendre ton rendez-vous, je vais appeler directement l’hôpital, attends un instant. Merci merci merci, c’est mon sauveur. Il téléphone, demande un rendez-vous avec Lucia, c’est mieux, oui Lucia, merci. Et voilà, j’ai mon rendez-vous dans quelques jours. Avec une psychiatre. C’était aussi simple que ça. Je respire. Et puis il a l’air de trouver que Lucia est sympa, gentille, il a pris la peine de la choisir pour moi et d’insister pour que ce soit elle que je vois.

Le jour venu, je me rends à l’hôpital. Je cherche les consultations psychiatriques, mais cet hôpital est un labyrinthe, et moi tellement angoissée que je suis incapable de réfléchir correctement, la panique me gagne, je vais arriver en retard, je tourne en rond. Je demande mon chemin à une infirmière ou une aide-soignante qui tient une vieille femme par le bras, elle ne me répond pas. Peut-être n’a-t-elle pas compris, peut-être a-t-elle peur de moi, qui ait l’air d’une folle complètement paumée qui cherche la psychiatrie. Mais je me sens rejetée, elle n’a même pas pitié de moi qui suis en pleine confusion, et après ça je n’oserai plus demander à personne. Je continue à tourner, et voilà que je tombe sur mon dragueur plus ou moins psychologue, j’ose lui parler et il m’aide à trouver le bon endroit.

Enfin, j’entre dans le bureau de la psychiatre. Et là, horreur, elle n’est pas seule, elle a une assistante avec elle. C’est déjà tellement dur de parler à une personne, de supporter son regard, mais à deux? Tant pis, je dois le faire. Lucia a la voix douce, elle est belle, blonde, mince, mais on voit en même temps que c’est quelqu’un de fort. Elle me touche au coeur quand elle me dit « il faut me raconter ». Quelqu’un se penche sur mes blessures, enfin, et c’est doux. Alors je raconte un peu. Elle se tourne vers son assitante et lui demande « Qu’est-ce que tu crois? » Elle répond « Schizophrénie ».

Le temps s’arrête et mon coeur se brise sous l’effet d’un coup de poing. Le temps est suspendu à ces quelques mots « Que creés? -Esquizofrenia. »

Je ne peux pas choisir entre la mélancolie et l’angoisse

En Espagne, au début, la maladie m’a oubliée. J’espère même qu’elle est restée derrière moi, à 2000 kilomètres de là. Mais non, évidemment, elle était juste distraite par cette nouvelle vie. Elle me retrouve rapidement, au huitième étage de notre immeuble, dans la rue, sur les bancs de la fac, sur la Plaza Mayor et gâche tous ces moments que les autres trouvent tellement agréables.

Je dois faire quelque chose. Je le sais, ça fait trois ans que ça dure, c’est pire à chaque fois, je sais maintenant que je ne m’en sortirai pas si facilement, qu’elle ne s’en va que pour mieux me rattraper. Et puis cette fois, je joue vraiment ma vie. A cette époque, le gouvernement avait décreté qu’on avait trois ans pour faire ses deux premières années d’études supérieures, par mesure d’économie. La maladie avait fait de moi un fantôme en première année, et avait eu la grâce de me laisser tranquille quand je l’ai recommencée. Si tranquille que, moi qui me pensais définitivement bête, j’avais réussi brillamment, et j’avais eu cette bourse pour étudier en Espagne en récompense. Donc, c’était une chose de rater ma première année, c’était normal, je m’y attendais après tout. Mais maintenant que je faisais partie de ces gens que j’admirais, ceux qui ont une « dis », un 14/20 de moyenne au moins, ces gens dont il me semblait totalement inconcevable de faire partie, au point que quand je l’ai appris j’ai cru à une erreur, maintenant je n’avais plus le droit de rater. Ni aux yeux de l’Etat qui ne me laisserait pas d’autre chance, ni aux miens, je n’étais plus une incapable qui s’était trompée de route, mais quelqu’un qui avait toute sa place à la fac de lettres, et si j’échouais, oui ce serait vraiment du gâchis.

Mais je fais quoi? Je suis en Espagne, je ne sais même pas demander un pain même si je connais mes subjonctifs sur le bout des doigts,  il est hors de question que je parle de mon état aux filles qui sont parties avec moi, et ma psychologue en Belgique va me dire de revenir ou d’aller voir un médecin. Elle m’avait déconseillée de partir, mais c’était évidemment hors de question pour moi. Elle voulait que je prenne des médicaments, mais ça me faisait peur, je ne voulais pas perdre le contrôle. Mais elle a dit que je pouvais lui écrire. Alors je me décide enfin, après plusieurs jours d’hésitation, sachant très bien que je vais le regretter, mais sachant très bien que je le regretterai aussi si je ne le fais pas. J’attends fébrilement sa lettre, la recevant comme le Graal. Elle me répète la même chose, aller voir un médecin. Je ne veux toujours pas, mais sa lettre me fait du bien, juste parce qu’elle m’a répondu.

Je me dis que je pourrais aller voir un psychologue ici, pourquoi pas, je parle mieux, je me débrouillerai. Et il ne me donnera pas de médicaments. Le problème est l’argent, bien sûr, hors de question d’en demander à mes parents. On m’a dit qu’il y avait des soins gratuits en Espagne. Mais où? Je n’en ai aucune idée. Un jour, en bus, je passe devant un bâtiment avec cette inscription « Salud mental ». Voilà, je vais y aller. Mais j’ai peur, j’ai tellement peur de parler à quiconque, je suis tellement angoissée, comment entrer dans ce bâtiment et dire ce qui m’y amène? Chaque fois que le bus passe par là, je regarde ce bâtiment, je me dis vas-y, mais je n’y arrive pas. Et puis un jour, je prends mon courage à deux mains. Je ne sais plus comment, mais je me retrouve dans le cabinet d’un médecin. Tout ce dont je me souviens, c’est qu’il me parle en mettant sa main sur mon épaule. Mon angoisse est extrême. Il faut qu’il arrête. Qu’il ne me touche plus. Je ne sens que ça, je ne vois que sa main, je veux partir, je vais hurler s’il n’arrête pas de me toucher. Il me dit que je dois revenir avec mes papiers de mutuelle, qu’il ne peut rien faire sans. Je me dis que ce n’est pas gratuit, qu’il faut que je continue mes recherches ailleurs.

Je devrais peut-être aller demander à l’office du tourisme où on peut se faire soigner gratuitement. Alors je passe devant, je regarde, je pars, je repasse, je rentre chez moi, je n’ai pas osé, encore une défaite, et je me sens tomber de plus en plus. J’ai si peur d’aller poser ma question, de venir avec ma tête de folle qui cherche un psy, car bien sûr ça se verra tout de suite. Je finis par y aller, on me dit d’aller à l’hôpital, que c’est gratuit. D’accord, je vais y aller. Je regarde la grande porte, l’énorme bâtiment, mais j’ai déjà dépensé toute mon énergie à l’office du tourisme, alors je rentre, avec le coeur qui cogne. Là aussi, je passe et je repasse, et puis j’entre enfin, effrayée. Ce jour-là, je suis partie tôt le matin, espérant que personne ne me voie, mais une de mes colocataires s’est levée. Elle me demande où je vais, je dis à l’hôpital et elle semble inquiète. Alors je lui dis, ce n’est pas grave, je suis juste un peu folle, en riant bêtement. Et voilà, mon secret n’en est plus un, quelqu’un sait. Les autres vont savoir. Ca va être horrible, elles vont tout voir. En même temps, je suis un peu soulagée. Mais je m’en veux aussi. Comme d’habitude, je regrette tout, dire et ne pas dire, faire et ne pas faire, je suis déchirée quoique je fasse.

Il y a un homme à l’accueil de l’hôpital, il me demande ce que je cherche. Je dis un psychologue. Il sourit et me répond « si tu veux, je suis un peu psychologue ». Non mais quel con, il ne voit pas que je suis un cadavre debout, il ne voit pas que je ne suis pas une fille à draguer, que je n’ai rien à donner, que les gens me font peur et lui comme les autres. Il me désigne un guichet. On me demande mon adresse et on me dit que je ne suis pas au bon endroit, que la ville est sectorisée et que je dois aller dans un centre de santé près de chez moi, que c’est le médecin généraliste qui choisira de m’envoyer chez un psychologue ou non. Encore une fois, je suis au mauvais endroit, je n’y arriverai jamais, je n’en peux plus. Il faut que j’y aille tout de suite, sinon je n’irai jamais. Aors je le trouve ce centre, je m’assieds sur une chaise et j’entre chez le généraliste.

Tout ça pour ça. Pour arriver devant un médecin, ce que je ne voulais pas. Je lui raconte ce que je peux. Le problème n’est pas la langue, je trouve ça bien même cet écran entre mes émotions et les mots, les mots qui pour une fois ne sont pas les choses, mais ce que j’ai la force de dire, d’expliquer. Il me fait une ordonnance d’Orfidal. C’est du Temesta, mais je ne le sais pas, sinon je crois que j’aurais eu trop peur pour le prendre. Valium, Temesta, ça me fait penser à des gens transformés en légumes. Il me dit de revenir dans quinze jours pour avoir la date de mon rendez-vous chez un psychiatre. Autant dire un siècle, une vie.

J’ai lâché les armes, je rentre et j’avale mon Orfidal. Mon tout premier psychotrope. J’ai vingt ans, déjà bien trop de souffrances derrière moi, d’impasses, alors j’obéis. D’accord, je vais faire ce qu’ils me disent. Je n’ai plus le choix. Ce premier comprimé me plonge dans un sommeil profond presque instantanément. Je dors pendant des heures et quand je me réveille, je ne peux plus m’arrêter de pleurer. L’Orfidal va ma plonger dans une dépression terrible, la mélancolie que je connais si bien, l’enfer de chaque seconde, la mort comme seule solution. Je me dis que je dois attendre quinze jours, que je verrai un psychiatre, que peut-être il m’aidera. Mais je m’en fiche, quand bien même il me guérirait d’un coup de baguette magique, je ne peux tout simplement pas supporter de souffrir à ce point aussi longtemps. Et si j’arrêtais l’Orfidal? Oui, mais alors mes angoisses vont revenir. J’ai une phobie terrible des papillons, et j’ai peur sans cesse, la nuit, le jour, pas besoin d’en voir en vrai, l’horreur absolue est en moi, et l’Orfidal m’en a délivrée. Je n’ai plus la force de rien. Je ne peux pas choisir entre la mélancolie et l’angoisse sans fond. On a choisi pour moi, alors je continue à faire ce qu’on m’a dit.

Et j’attends que les quinze jours, les quinze mille ans, passent, en prenant mes trois comprimés par jour.

Transparente

Je suis transparente mais ils fouillent mes affaires. Sortent tout de mon sac, ouvrent mon étui à lunettes. Ils regardent à l’intérieur de ce qui est à moi et à l’intérieur de moi. C’est une attaque, ce sont des regards qui me percent, qui me jugent à travers l’inventaire des mes affaires.

Je suis transparente, mais je dois me déshabiller devant eux, et devant mon amie, et devant une patiente. Je vais mourir, c’est sûr, car nue ou presque, je n’ai plus rien du tout pour me protéger, mêmes ces tissus qui ne sont pas grand-chose, même ce pull beaucoup trop chaud pour la saison mais qui est une sorte d’armure fragile. Je voudrais disparaître, échapper aux regards. Je me sens humiliée, quasi nue devant ces gens habillés qui me regardent.

Je suis transparente, ma seule peau ce sont mes vêtements, mais ils me les prennent. Ils me donnent une robe de nuit d’hôpital. Une nouvelle chose étrangère à intégrer. Je ne sais plus qui je suis, ce que je suis, si même je suis quelque chose. Il me reste juste mes affaires, des choses qui m’appartiennent, des vêtements familiers, à moi, qui sont ce que je suis, une des seules choses dont je sois sûre. Mais je n’y ai pas droit. Je dois être comme les autres. Je dois n’être personne. Un fantôme. Une silhouette bleue sur laquelle on a brodé « psychiatrie ».
Il faut qu’ils regardent dans ma bouche aussi, rien ne doit leur échapper, pour être sûrs que j’avale leur médicament. Je dois abandonner toute intimité pour qu’ils soient « sûrs ».
Oui, la sûreté, ça compte plus que tout, plus que ma vie, plus que mon être qui s’effondre.

Le monde me fait peur, tout m’agresse, je n’ai plus aucune limites, plus aucune protection. Il me reste juste les murs de ma chambre, le volet baissé, mon lit, mes affaires, mes livres, mes vêtements, mes posters, mes porte-bonheur. Un endroit protecteur, familier, qui est à mon image.
Ici, je n’ai quasiment plus rien à moi, ni mes affaires, ni mon lit, ni ma solitude protectrice. Je dois dormir avec deux autres personnes, je suis dans une chambre ouverte à tous vents, comme la salle-de-bains d’ailleurs.
J’ai peur du monde, j’ai peur des autres, mais je suis obligée de rester au milieu d’eux, soumise à leurs regards, à leurs paroles, il n’y a plus de refuge.

Cette nuit-là, je rêve. Pour la première fois depuis des mois, je ne fais pas de cauchemar. Je rêve que je dors dans mon lit, chez moi. Je me réveille et très vite je me rends compte de la réalité: je suis dans cet hôpital, j’ai peur.

Pendant deux ans, je ferai des cauchemars à propos de cette nuit-là.

Voilà. Au fond, ce n’est rien. Se changer devant quelqu’un, être fouillée, ouvrir la bouche, etc… Mais pour moi, c’était tout, c’était violent, c’était déstructeur et terrifiant. Parce que j’étais malade justement, et que ce pouvoir des autres, je ne pouvais pas le supporter. Je n’avais plus aucune défense pour y faire face. Et je ne sais pas si quelqu’un y a pensé, si quelqu’un l’a imaginé, si quelqu’un l’a compris.

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