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Insight or not insight?

Je viens de lire un article (http://www.alainbottero.fr/insight-et-psychose/) passionnant sur l’insight dans la psychose.

On dit en effet souvent que les psychotiques manquent d’insight, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas conscience de leurs troubles. On dévalorise même la parole de certains parce qu’ils en ont trop. En effet, on ne pourrait pas être de « vrais » psychotiques si on a un bon insight, et donc notre parole n’aurait pas à être prise en compte quand on parle de psychose (notez que celle des psychotiques ayant un faible insight n’a pas à être prise en compte non plus puisqu’ils sont trop fous pour en parler).

Je crois que cette croyance en un défaut d’insight dans la psychose mène à de nombreuses maltraitances.

On a souvent refusé de me soigner, ou mal soigner, parce que je m’exprimais trop bien. En effet, un vrai psychotique ne sait pas s’exprimer, apparemment. A 20 ans, pendant un jour et demi, une voix dans ma tête m’a persécutée, j’ai dû la tuer en lui fracassant la tête dans l’évier, l’ensanglantant et la noyant. Je ne sais pas comment relater cette expérience qui fut très éprouvante, alors à la psychiatre je l’ai fait comme je l’écris ici, omettant le passage (la métaphore, si vous voulez) sur le combat dans la salle-de-bains. Comme je ne savais pas identifier cette voix et que je m’exprimais bien, la psychiatre en a conclu que je n’étais pas psychotique et que j’entendais ma propre voix. Genre, à 20 ans, je découvrais qu’on avait une voix intérieure. Alors que pas du tout, cette voix était persécutrice et aliénante, rien à voir avec ma voix intérieure habituelle.

A force d’entendre que les psychotiques n’ont pas d’insight, on finit aussi par souffrir du syndrome de l’imposteur. En effet, puisque je me rends compte de mes troubles, c’est que je ne suis pas psychotique. Et si je ne suis pas psychotique mais que j’ai des symptômes psychotiques, c’est que je fais semblant. Et si je fais semblant, je ne mérite pas d’être soignée. CQFD. Oui, c’est vrai, une partie de moi était détachée de ma folie, effarée par moment. Quand j’ai balancé partout dans la pièce la tête de Jésus que j’avais achetée pour me protéger parce qu’elle ne répondait pas à mes attentes, quand une fois cassée, j’ai fait une crise parce que Jésus allais se venger, alors que je suis athée, je me rendais compte de la bizarrerie de mon comportement, mais je ne pouvais l’empêcher. De l’extérieur, j’avais l’air d’une folle, de l’intérieur, je ne l’étais qu’à moitié (ou au trois-quarts, ou au neuf dixièmes, je ne sais pas). A cette période, je me demandais si j’étais vraiment folle, puisque je ne l’étais pas totalement. Ayant aujourd’hui retrouvé une bonne santé mentale, je sais que je ne faisais pas semblant. Pourquoi aurais-je singé la folie (sans public, faut-il le dire)? Pourquoi sécher les cours pour détruire une tête de Jésus, arpenter la ville avec l’obsession de trouver un couteau de boucher pour me tuer, écrire sur ma cuisse le nom de la personne (imaginaire) qui m’accompagnait pour la retenir, courir dans d’immenses couloirs poursuivie par la mort, et sans jamais en parler à personne? Quand tout ce que je voulais, c’était de la tranquillité?

De ce défaut d’insight, on passe vite à la croyance que les psychotiques ne ressentent rien. Il y a plusieurs années, une stagiaire m’a confiée sur ce blog qu’une infirmière lui avait dit de ne pas caresser la joue d’un patient allongé, parce que « de toute façon, ils ne ressentent rien ». Certains croient aussi qu’on n’a pas d’émotions. Alors que je n’ai jamais eu d’émotions aussi violentes que quand j’étais en crise. Si on n’a pas d’émotions et qu’on ne ressent rien, alors pourquoi lutter contre les maltraitances psychiatriques? Puisqu’elles ne nous toucheraient pas? Quand je raconte mon hospitalisation (qui a été très soft par rapport à d’autres), beaucoup ne comprenne pas le choc qu’elle a créé en moi. Je pense que si je la vivais maintenant, ce ne serait pas du tout la même chose, je veux dire dans l’état psychique dans lequel je suis. Parce qu’il faut se rappeler que j’étais dans un état psychique totalement dégradé (oui, en général c’est pour ça qu’on est là et c’est un peu dommage que certains soignants ne le comprennent pas). Par exemple, j’étais transparente et on m’obligeait à me déshabiller devant trois personnes. Je ne savais plus qui j’étais et on me donnait un uniforme. Etc. A l’époque, parler à quelqu’un était pour moi une épreuve, prendre un bus bondé un enfer, marcher dans la rue me sentir transpercée de regards malveillants. Chaque chose banale était une violence. Alors imaginez ce qu’était une chose objectivement choquante comme arriver dans un service de psychiatrie fermé où vous êtes infantilisé et déshumanisé. Et encore, je le redis, je n’ai vécu que des violences ordinaires, pas d’isolement ni de contention qui peuvent laisser de véritables traumatismes.

J’en aussi souvent entendu dire que les psychotiques n’avaient pas besoin de thérapie par la parole ou n’y étaient pas accessible. Toujours ce défaut d’insight. Alors que oui, les médicaments m’ont aidée à réduire les symptômes, mais je ne me suis pas rétablie grâce à eux, mais grâce à la psychothérapie et surtout à l’entraide avec mes pairs. En parlant, donc, en partageant mon vécu.

Et pour finir, remettre sur le manque d’insight le refus de certains traitements est bien trop facile. Ce n’est pas parce qu’on refuse un traitement quel qu’il soit qu’on manque d’insight, mais peut-être parce qu’on a réfléchi à ce qu’on voulait ou ne voulait pas pour nous. Et oui, on peut se tromper parfois, mais pas toujours. Je lisais il y a quelques temps sur twitter une infirmière déplorer que quand elle amenait des patients aux électrochocs, ses collègues de somatique les traitaient de dingos. Puis elle disait plus loin qu’un patient qui refusait ce traitement manquait d’insight, leur déniant elle aussi leur libre arbitre. J’ai refusé plusieurs traitements et ce n’était pas par manque d’insight: j’ai refusé de voir des psychiatres parce que les deux premiers m’avaient méprisée, j’ai un temps refusé les psychotropes parce que j’en avais peur, je refuse certains neuroleptiques parce qu’ils font grossir et je refuse l’hospitalisation parce que celle que j’ai vécue ne m’a fait que du mal. Toute personne ou presque avec une maladie chronique refuse certains traitements, il n’y a qu’en psychiatrie qu’on peut mettre ça sur un défaut d’insight.

Bref, cette théorie du défaut d’insight ne sert qu’à nous déshumaniser, encore une fois.


La fragilité dans la crise psychotique

Suite à mon dernier billet sur l’HP, quelqu’un m’a dit « on n’est pas en sucre ».

Je ne me considère pas comme quelqu’un de fragile, la plupart du temps. On m’a dit que j’étais forte, courageuse, que j’avais une force de caractère incroyable, et parfois je me trouve un peu insensible face aux épreuves de la vie ou au monde qui m’entoure, j’ai l’impression de me blinder trop. Je dis ça pour montrer le contraste avec mon état en crise psychotique.

Là, oui, j’étais en sucre. Et j’aurais aimé que le soignants le prennent en compte.

Je ne supportais plus qu’on me regarde ou me touche, car je disparaissais sous le regard ou le contact. Me déshabiller devant quatre personnes à l’hôpital était donc extrêmement difficile.

Je surinterprétais tout, je pensais que tout le monde m’en voulait ou me détestait. Je ne pouvais plus compter sur l’aide des autres.

J’avais des hallucinations, et je ne pouvais donc pas compter non plus sur mes sens pour me repérer dans le monde.

Mon corps était morcelé, lui aussi me trahissait.

J’étais suicidaire, ma vie était donc en danger.

Quand je marchais dans la rue, le monde tournait trop vite et le sol se dérobait sous mes pieds, les immeubles s’effondraient autour de moi. Le monde n’était plus stable.

Je n’avais plus de peau, j’étais transparente, mes vêtements étaient ma dernière armure et j’aurais aimé qu’on ne me les enlève pas.

Je n’avais plus de socle sur lequel me reposer: ni le monde, ni les autres, ni moi-même.

Oui, j’étais fragile.

Oui, j’étais en sucre, en sucre impalpable même. Et c’est pour ça que j’avais besoin de soins et que la dureté de l’hôpital m’a fait plus souffrir qu’il ne m’a fait du bien.

Reprenons les bases: illustrations ou Mes symptômes négatifs

Passons maintenant aux symptômes négatifs.

Les difficulté de concentration: j’ai eu la chance de pouvoir toujours lire. Il faut savoir qu’avant même de savoir lire je savais que je ne m’ennuierais plus jamais une fois que j’aurais appris et que les livres m’accompagnent quotidiennement depuis mon enfance. Ils m’ont réellement tenu en vie à une époque. Par contre, étudier étaient une autre paire de manche. Mon attention pouvait rapidement être déviée, soit par une voix dans ma tête qui me poursuivait, soit par des conversations que je tenais seule comme si j’avais une personne en face de moi, soit par des crises de larmes ou des tas d’autres choses.  Après avoir raté ma première année, j’ai pu quand même réussir mes études, passant parfois douze heures à assimiler ce que je pouvais habituellement étudier en une heure et demie.

La perte d’énergie: il m’arrivait de me lever et d’avoir épuisé toute mon énergie après m’être lavée, ou de mettre deux heures pour monter un escalier, m’arrêtant pour pleurer à chaque marche. Parfois, j’étais clouée au lit par la douleur. J’essayais pourtant de lutter et souvent j’arrivais à aller m’asseoir sur les bancs de la fac, mais je ne parvenais pas toujours à écouter le cours.

Le retrait social: sans doute le symptôme négatif qui fut le plus problématique, si on excepte mes épisodes de dépression mélancolique (mais peut-on considérer ceux-ci comme un symptôme négatif ou plutôt comme une comorbidité, enfin c’est un autre débat). Je pouvais être tellement enfermée dans mes pensées et mon monde que je restais au milieu des autres sans rien dire, sans être là, totalement coupée des autres, parfois en larmes. J’étais hors d’atteinte, et pourtant toujours en vie, toujours pensante, toujours souffrante et même toujours désireuse qu’on vienne vers moi.

La froideur affective: on m’en a souvent accusée et ça m’a toujours blessée. Sans doute parce que si j’étais froide, peu souriante, j’étais pourtant là, à étudier au milieu des autres, à travailler alors que j’aurais voulu hurler et me terrer dans un coin. Je faisais tous les efforts du monde pour montrer un visage impassible et pas ravagé, et on me le reprochait encore.

Le désintérêt: je trouve  bizarre qu’on le mentionne parmi les symptômes négatifs. Qui ne se désintéresserait pas des considérations quotidiennes quand il se demande s’il n’est pas en train de perdre la raison, quand il ne peut plus se fier ni au monde ni à lui-même ni aux autres? J’avais du mal à m’intéresser aux conflits  qui tracassaient mes amies, mais à ma décharge, je pensais que j’allais finir ma vie à l’hôpital psychiatrique et ça me préoccupait beaucoup.

L’ambivalence: il m’arrivait souvent de vouloir deux choses à la fois. Un exemple: quand je suis arrivée en Erasmus en Espagne, j’étais avec trois filles que je ne connaissais que très peu. Devais-je leur dire que j’allais mal et que je cherchais à voir un psychiatre? Je passais mon temps à me dire que oui, puis que non, et ça m’obsédait, je voulais les deux d’égale façon et je me tourmentais pendant des heures face à cette ambivalence. En même temps, il est difficile de savoir quoi faire quand on n’a pas beaucoup de confiance en son propre jugement.

Voici donc quelques-un de mes symptômes. En réalité, les symptômes négatifs me semblent être la conséquence logique des symptômes positifs et non des symptômes en eux-même, y compris la dépression, car il est difficile de garder le moral quand on vit de telles choses. J’espère avoir montré que tout cela n’est pas complètement fou, qu’il y a une logique derrière chaque symptôme, si infime soit-elle parfois, que les psychotiques ne sont pas juste « complètement malades ». Il faut garder à l’esprit que, excepté pendant un an, j’ai continué à avoir une vie normale pendant que je vivais tout ça,  ces symptômes que j’ai vécu parfois tous à la fois, parfois séparément, que j’étais peut-être bizarre mais en aucun cas « complètement folle et enfermée dans une institution ».  La dame au bavarois ne passera sans doute pas par ici pour lire ça, mais j’espère que sa réflexion servira à faire comprendre les choses à d’autres personnes.

Reprenons les bases: illustrations ou Mes symptômes positifs

Pour illustrer de façon plus concrète l’article précédent, je vais parler des symptômes de la schizophrénie et de la façon dont je les vivais. Il ne s’agit évidemment que de mon expérience personnelle, ça n’a donc rien de scientifique, mais ça montrera je l’espère qu’être schizophrène, ce n’est pas être complètement fou et ne se rendre compte de rien, ce n’est pas perdre son humanité.

Les hallucinations: j’avais quelques hallucinations auditives comme entendre une voix qui m’appelait du ciel ou des conversations dans un couloir alors qu’il n’y avait personne,  des voix dans la tête mais qui ne disaient rien de sensé, quelques hallucinations visuelles comme voir des taches qui n’existaient pas sur un tee-shirt, mais surtout beaucoup d’hallucinations cénesthésiques ou « corporelles », c’est-à-dire que je sentais mon corps se transformer, gonfler, que j’avais l’impression d’avoir quatre yeux ou des yeux derrière la tête, le cerveau qui s’écoulait de mon crâne, et même une fois l’impression de me transformer en animal.  Concernant les hallucinations auditives et visuelles, je pouvais y réagir de deux façons: soit je savais que c’était des hallucinations, par exemple pour les voix dans ma tête ou les bruits entendus avant de m’endormir, des sortes d’exclamation, et si ce n’est pas très agréable, on s’y habitue pourtant. Quand je ne me rendais compte que par après que j’avais eu une hallucination, par exemple en me rendant compte que mon tee-shirt n’était plus tâché, ou que mes colocataires n’avaient absolument pas eu d’altercation dans le couloir comme je l’avais entendu pendant la nuit, je réagissais très mal. J’ai retourné toute ma garde-robe à la recherche d’un tee-shirt tâché, pleurant et sachant que je ne l’y trouverais pas, que c’était sur celui qui pendait immaculé sur le fil à linge que j’avais vu des taches en l’y accrochant. J’avais vu ou entendu quelque chose qui n’existait pas comme je vois et entends toute chose, et cela me mettait dans un réel état de panique car je perdais prise avec la réalité. Je ne pouvais plus me fier à mes sens et c’était réellement terrifiant.  Quant aux hallucinations cénesthésiques, j’ai fini par m’y habituer aussi, sachant que c’était des hallucinations, même si elles étaient très angoissantes, notamment la sensation de ne plus avoir de peau ou celle que mon cerveau sortait de mon crâne. Ma raison me disait de toucher mon crâne pour me rendre compte que mon cerveau ne s’en écoulait pas, mais ma peur de le sentir sous mes doigts prenait le dessus.

Le délire: j’ai pensé que tout le monde me détestait, même des gens que je ne faisais que croiser. J’ai eu peur d’avoir le sida, de devenir aveugle ou d’être diabétique. Et j’ai remis ma vie dans le pouvoir de statuettes religieuses ou de porte-bonheur, alors que je suis quelqu’un de très rationnel en temps normal. Le délire est très prenant, tout tourne autour de ça. Contrairement à certains qui ne critiquent pas leur délire, j’en doutais beaucoup et c’est ça qui me rendait folle. Comment savoir si les gens me détestaient vraiment ou si c’était moi qui étais parano?  Comment savoir quelles étaient mes vraies pensées et celles contrôlées par la maladie? Comment me comporter rationnellement pour faire face à un problème qui n’existait peut-être pas? Comment le savoir? Comment? C’était ça qui tournait dans ma tête en permanence. Je ne pouvais déjà plus faire confiance à mes sens, en plus je ne pouvais plus faire confiance à mes pensées. C’est pour ça aussi que j’ai voulu faire confiance à des porte-bonheur, et je n’ai pas compris quand j’ai raté un examen alors que je portais mon trèfle à quatre feuilles en or. Et je ne comprenais pas non plus comment je pouvais être celle qui ne comprenait pas ça. Bref, tout était très confus, et je ne savais plus à quelles pensées me fier, ne sachant plus quelle part de moi était malade et laquelle ne l’était pas.

L’automatisme mental: j’avais l’impression d’être transparente, que les gens pouvaient voir à l’intérieur de moi et me voler mes pensées. Rationnellement, je savais que c’était impossible, mais je ressentais pourtant ce vol de pensées. S’en suivaient de longues heures d’angoisses  à hésiter entre « si c’est possible » et « non ça ne l’est pas », « ça ne peut pas exister mais puisque je le sens peut-être que si », etc.

La déréalisation: c’est peut-être le symptôme qui m’a le plus marquée. Je ne comprenais plus rien au monde, je le regardais comme une scène de théâtre absurde, tout me paraissait étrange. Je vivais dans ce que j’appelais l’autre monde, un monde qui m’avait happée et me retenait prisonnière, un monde noir et terrifiant, dont j’étais persuadée de ne jamais revenir. Pendant ce temps-là, je continuais pourtant des études universitaires, je n’étais donc pas « complètement folle ».

La dépersonnalisation: il m’arrivait de sortir de mon corps, de marcher littéralement à côté de mes pompes, à côté de mon corps, de parler comme si j’étais un robot en pilote automatique, de me regarder faire avec une angoisse détachée. Et pendant ce temps-là, je continuais pourtant à avoir des interactions avec les gens.

Le comportement désorganisé: je faisais des choses bizarres comme vivre dans ma chambre les volets tirés, avec seulement quelques bougies comme éclairage. Mais ce comportement avait un sens. Je ne pouvais plus supporter le soleil, trop beau pour moi qui vivait l’enfer, ni que le monde arrive jusqu’à moi, avec toutes ses agressions.

Voilà pour les symptômes positifs.

Reprenons les bases

« Alors tu vois, il y a les névroses et les psychoses. Les névrosés, ils sont un peu bizarres, mais ils savent qu’ils sont malades, ils peuvent se soigner. Les psychotiques, ils sont complètement fous, ils ne se rendent compte de rien, ce sont de vrais malades, ils hallucinogènent… hallu… comment on dit? hallucinent. Ils sont schizophrènes par exemple. Ils ne veulent pas se soigner. Alors on leur donne des neuroleptiques, ils sont dans des institutions, et avec ça ils vont mieux.  »

Entendu aujourd’hui dans un salon de thé.

A force de fréquenter des gens qui connaissent la psychiatrie et les maladies mentales, j’en oublie à quel point les préjugés sont tenaces.

Alors, reprenons les bases.

Non, les psychotiques ne sont pas complètement fous. Il y a une part de raison dans toute folie, comme le disait  Pinel. Si on peut ne pas se rendre compte de certains symptômes,  plus on avance dans le temps de la maladie, moins c’est vrai. Beaucoup de psychotiques apprennent à repérer leurs symptômes et les signes de rechute. La plupart savent qu’ils sont malades. Par exemple, pour parler de la fameuse rupture avec la réalité, je vivais dans l’autre monde, mais je savais que c’était pathologique.

Non, tous les psychotiques ne sont pas en institution, loin de là, n’en déplaisent à cette dame qui se serait sans doute étouffée avec son bavarois si elle avait su qu’elle mangeait à côté de deux psychotiques sous neuroleptiques. Les hospitalisations sont de plus en plus courtes et on essaye de les éviter le plus possible grâce au suivi en ambulatoire. Les psychotiques vivent donc dans la cité, certains travaillent ou ont des enfants. Bref, ils sont parmi vous et vous ne pouvez pas vous en rendre compte, la plupart du temps.

Non, les neuroleptiques ne sont pas la panacée. Il ne suffit pas d’avaler son médicament chaque jours pour aller mieux, c’est un peu plus compliqué que ça. Parfois, la psychiatrie est réduite à ça, et c’est dommage. Pour aller mieux, il faut d’autre chose, comme un bon thérapeute, la parole étant aussi importante que les médicaments, un entourage soutenant, un projet de vie, etc. Le cerveau d’un psychotique n’est pas juste un mécanisme qui déraille et que les neuroleptiques remettraient en marche.

La psychose, c’est infiniment plus compliqué que ne pas se rendre compte de ses troubles et prendre un médicament pour aller mieux, tout simplement parce que c’est infiniment humain. Humain comme vous.

Tomber et se relever ou Ce qu’a été ma schizophrénie

Vivre enfermée dans l’autre monde. Du sable noir et une mer noire jusqu’à l’horizon, des statues de sable noirs et moi qui crie au milieu. Marcher à côté de moi-même, agir comme un robot, parler comme un automate.

Ne communiquer vraiment qu’avec des gens qui n’existent pas, Nadège et Renaud, mes doubles extrêmistes. Nadège dans sa robe de nuit d’hôpital, Renaud suicidé. Ils me tiennent compagnie, me tiennent chaud, dorment dans mon lit.

Etre dévorée, dévorée, dévorée par l’angoisse. Clouée au lit par la douleur.

Monter un escalier en s’arrêtant à chaque marche pour pleurer. Pleurer dans un coin de la douche, dans mon lit, assise par terre dans la salle-de-bains, au cours, dans la rue.

Se couper pour souffrir moins, pour se soigner car ça je sais soigner, pour espérer appeler à l’aide sans parler.

Se taire, parce que parler est trop difficile. Se taire dans tous les sens du terme.

Etre transpercée par le regard des autres. Dessiner des yeux parce que les yeux des gens aux dents pleine de sang sont partout, comme l’oeil de Dieu était dans la tombe. Etre le centre ridicule du monde, les jambes flageolantes, les mains qui tremblent. Etre celle que tous détestent.

Ne pas se reconnaître dans le miroir. S’y parler des heures. Parler des heures à des gens qui ne sont pas là.

Avoir le corps qui se transforme, quatre yeux, des yeux derrière la tête, le cerveau qui s’écoule de ma boîte crânienne fendue. Regarder mes membres comme s’ils n’étaient pas à moi. Ne plus avoir de peau, être transparente, toutes pensées visibles. Etre poreuse, traversée par les gens, envahie par le monde.

Ne pas croire en Dieu, mais s’accrocher à des images de la Vierge ou une satue de saint pour être sauvée de la maladie.

Marcher dans un monde mouvant, grimper des marches qui se dérobent sous mes pas.

Des voix dans la tête, qui passent comme des courants d’air, effrayantes parfois.

Vouloir mourir à chaque instant, supplier pour ne jamais se réveiller, mais être toujours en vie, malgré tout. Ne pas comprendre comment on peut vivre malgré une douleur pareille. Etre morte, regarder les autres, ils sont vivants et je suis morte. Etre pire que morte, car des vivants il ne me reste que les larmes et la douleur.

Pisser le sang pendant des années sous des yeux indifférents. Tomber dans un puits sans fond. Avoir mal, si mal et si peur. Ne rien comprendre.

Et un jour, se relever. Aller mieux.

Se demander si tout ça a bien été réel, tant c’est incroyable.

Le ménage et moi

C’est peut-être parce que je suis psychotique, ou juste fainéante et désorganisée, je ne sais pas, mais je ne sais pas faire le ménage.

Les problèmes du quotidien sont trop lourds pour moi, et je vis dans un appartement en bordel. Le ménage, je ne le fais pas assez souvent ni comme il faut. Je ne sais pas comment on fait. Je n’ai pas l’énergie.

Mon énergie, elle est bouffée par le travail, mon privilège que je paye le soir et le week-end.

Faire le ménage m’angoisse, ne pas le faire m’angoisse.

Les livres me bouffent mon espace mais je ne veux pas y renoncer.

Je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comment faire.

Il me faudrait quelqu’un pour m’aider mais je n’ai personne.

Je pense aux personnes qui devront vider mon appartement quand je mourrai et je les plains.

Je ne sais pas par où commencer.

Au travail, mon rayon est toujours bien rangé, mais chez moi je ne sais pas comment faire.

Les problèmes du quotidien me semblent insurmontables et les neuroleptiques n’y font rien.

Je n’ai pas de solutions.

Il y a deux réalités

Vacances d’internet obligent, ce n’est qu’aujourd’hui que j’apprends la mort de Jean Oury, lui qui disait: « soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie ». Je lis aussi un article où un psychiatre répond à des plaintes de patients pour maltraitances:  Parfois, un patient perçoit différemment la réalité. C’est un cas typique de psychose. Le rôle du psychiatre est alors de réussir à dire qu’il y a deux réalités différentes et non d’affirmer au patient qu’il a tort. (http://www.lavoixdunord.fr/region/psychiatrie-a-berck-reelles-maltraitances-ou-ia36b49106n2141280)

Visiblement, ce psychiatre n’a pas dû lire Jean Oury. Ou Martin Winckler, qui dit que si un patient se sent maltraité, c’est qu’il l’est, mais il est vrai qu’il ne parle pas spécifiquement des psychotiques. C’est bien pratique, la psychose, pour décrédibiliser la parole des gens. Les psychotiques ne vivent pas dans la même réalité que les autres, alors s’ils se sentent maltraités, ils ne le sont pas vraiment. Parce que la maltraitance en psychiatrie, ça n’existe pas, comme nous l’explique l’article en questions, et il existe des organes de contrôle, les patients ont des droits et en plus aucun incident n’a été signalé. Comme nous savons que ces droits sont toujours signifiés aux patients et bien sûr respectés, que ceux-ci ont tout le loisir de contacter les organismes de contrôles, on ne peut pas douter de la vérité des faits: ils n’existent pas dans la bonne réalité, mais seulement dans la mauvaise, celle des psychotiques, qui décidément interprètent toujours tout de travers. Oh, je sais, j’ai bien lu, il n’est pas question de dire aux patients qu’ils ont tort, mais enfin quand même, toute personne sensée se doute bien quelle réalité il faut prendre en compte. Tiens, ça me rappelle Rufo et ses mises en garde: attention, cette psychotique que je viens de diagnostiquer à la télé en deux minutes a le droit de se dire abusée, il faut l’écouter, mais ne tombons pas dans le piège de la croire.

C’est curieux, je trouve, d’être soignant en psychiatrie et de ne pas prendre en compte la réalité de ses patients. Je croyais, il y a longtemps que je n’y crois plus c’est vrai mais ça fait toujours aussi mal, que le but d’un soignant était de comprendre la réalité de son patient, de l’écouter, de la prendre en compte, de la respecter. Si quelqu’un dit qu’il souffre, il souffre, c’est tout. Croire qu’on n’est jamais maltraitant, c’est de la mégalomanie. C’est un refus absolu de se remettre en question, d’écouter l’autre, c’est défendre ses pouvoirs et ses privilèges au mépris de la souffrance de l’autre, c’est défendre le pouvoir absolu de l’institution. Parce que tout le monde peut être maltraitant. Parce qu’on est humains, parce qu’il y a des gens qu’on apprécie moins que d’autre, des jours où l’on a pas envie d’être attentifs aux besoins des autres, parce qu’on n’a pas le temps, qu’on est fatigués ou de mauvaise humeur. C’est encore plus facile d’être maltraitant quand on a du pouvoir sur des personnes fragilisées. Pour ne pas l’être, la première chose, c’est d’admettre qu’il nous arrive de l’être, c’est d’y réfléchir et d’essayer de ne pas l’être. Les gens qui pensent n’être jamais maltraitants, qui croient travailler dans une institution où la maltraitance n’existe pas, je ne sais pas dans quelle réalité ils vivent, mais ce n’est pas la mienne.

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Oui, il y a deux réalités. Je crois bien que je préfère ma réalité de psychotique, celle de Jean Oury, à celles de ceux qui pensent pouvoir diriger la vie des autres en toute bonne conscience.

 

Sous un autre angle de vue

Pendant la période de ma formation de travailleuse sociale, notamment lors de stages et de remplacements d’été, j’ai accompagné des personnes psychotiques, sans penser l’être. Cependant, le recul sur plusieurs décennies, dont l’une d’elles submergée de symptômes schizophréniques, et l’autre passée à me reconstruire en mettant en place diverses stratégies après avoir été soutenue par un entourage bienveillant et des psy ouverts et attentifs (quoique loin d’être parfaits), m’a permis d’envisager que mes tendances psychotiques étaient en sommeil aux prémices de ma vie.

 

Rien n’avait encore éclaté durant mes études. Je posais néanmoins un regard critique et interrogateur sur la manière dont on nous présentait les psychotiques en cours de psychiatrie ou de psycho, ainsi que sur l’attitude des équipes éducatives et médicales qui en découlait sur le terrain. Il m’est arrivé de soumettre mes doutes à des collègues en institution : « Et s’ils percevaient des réalités auxquelles nous sommes sourds et aveugles ? ». Il me fut répondu que mes idées étaient « dangereuses ». Point. Belle mentalité ! Sans aucune remise en question. Je fus profondément choquée de cet état d’esprit général et étriqué. Les psychotiques sont dans l’erreur, contrairement aux « bons névrosés », modèle à suivre. Je ne m’attendais pas à y regarder de plus près, et de l’intérieur. Je ne savais pas que j’allais moi-même basculer vers la psychose.

Dix ans plus tard, alors que j’étais en plein travail de rémission, fébrilement surinvestie par la nécessité de guérir, et me pistant sans relâche et fliquant le moindre signe avant-coureur du monde hallucinatoire qui me noyait par intermittence, afin de savoir comment regagner le rivage et de plus en plus rapidement, le collègue d’une amie m’a demandé d’assurer à sa place un remplacement d’ergothérapeute… en clinique psychiatrique. Incroyable ! Il fallait que ça, aussi, m’arrive, à moi…

Très inquiète, j’ai pensé refuser mais j’interrogeais ma psy. Contre toute attente elle m’a encouragée à faire ce remplacement, prétextant l’immense opportunité qui se présentait pour que je réalise que je n’étais pas une « erreur de la nature », comme je le répétais inlassablement, bien au contraire, et que je pourrai faire profiter aux patients de cet établissement de mes qualités et de ma sensibilité.
Une fois sur les lieux, j’ai été estomaquée par le petit briefing du personnel infirmier. Je me souviens d’une des mises en garde : « protégez-vous des pensionnaires car ils nous pompent jusqu’à la moelle et n’offrent jamais rien en retour ».  L’idée d’en tenir compte ne m’a même pas effleurée.

 

J’ai proposé aux quelques personnes qui s’aventuraient dans l’atelier d’expérimenter, ensemble, le matériel. Au fur et à mesure que les jours passaient, de plus en plus de pensionnaires venaient, régulièrement.

Pendant un mois, on s’est amusé à créer un tas de choses, pour offrir, ou pour le plaisir de créer. J’aimais regarder un jeune homme (diagnostiqué schizophrène) réaliser des portraits d’un seul trait sans jamais relâcher sa plume. Il m’a offert une de ses œuvres et un de ses stylos spéciaux, que je garde toujours précieusement. Certains m’ont raconté ce qu’ils vivaient et j’avais du mal à retenir mes larmes. Une femme m’a confié qu’elle avait eu un « traitement » par électrochocs pour se débarrasser définitivement des terribles angoisses qui la hantaient. Mais qu’elle souffrait à présent que des pans entiers de sa vie lui échappent. Je croyais cette « technique » disparue.

Une autre jeune femme m’expliquait qu’elle était psychotique, qu’elle supportait mal les effets des médicaments et sa surcharge pondérale, mais qu’elle les acceptait en espérant un mieux-être. Lors de la loterie du réveillon, elle gagne une peluche et me l’offre. J’en étais infiniment touchée. Elle n’a jamais quitté mon salon. Elle symbolise l’erreur de jugement « ils pompent et n’offrent rien ».
Vers la fin de mon rempla, l’infirmière cheffe est descendue me voir, curieuse de connaître « cette remplaçante qui passe si bien avec les malades » comme elle l’entendait dire dans les couloirs, mais qui « n’a pas cherché contact avec l’équipe soignante ». Elle m’a expliqué que si elle tenait à me féliciter, c’était parce que c’était la première fois qu’il y avait autant de pensionnaires dans l’atelier : « d’habitude ils sont toujours à fumer comme des pompiers dans les couloirs, si vous saviez… ». Je n’avais pourtant pas l’impression de faire quoique ce soit d’extraordinaire. J’aimais les regarder faire, papoter et partager avec eux, prêter la main à la pâte… Les compétents, c’était eux. J’en avais conclu que cet atelier était un lieu privilégié et chaleureux, très différent du reste de l’édifice.

« Passe bien avec les malades »… quelle étrange expression.
J’aurais aimé pouvoir faire plus par rapport à toute cette détresse. Expliquer que moi aussi j’étais psychotique et que tout espoir de s’en remettre n’était pas perdu, car j’y parvenais. Je m’effondrais parfois devant ma psy en lui rapportant ce que j’avais vu et entendu. « Risquer de gâcher la relation de confiance que les malades avaient établi avec leur psy, en leur parlant de tes techniques personnelles, est à éviter », me conseilla-t-elle. « Ce lien de confiance est important pour leur guérison ».

Pourtant plusieurs d’entre eux mettaient en doute l’efficacité de leurs séances de psy, trop rapides, trop froides, silencieuses, où « il ne se passe rien ». J’écoutais, sans raconter ma vie, comprenant bien que ce n’est pas ce qui les aurait aidés.

Vingt ans se sont écoulés depuis cette événement…  Il ne s’agit pas tout à fait d’un double regard. C’est le même regard, avec les mêmes yeux, mais posé à partir d’un endroit différent, offrant, donc, un angle de vue différent.

Je pense que nous, les psychotiques, avons glissé, sans le vouloir. Contrairement à ceux entraînés à la glisse en suivant des enseignements -parfois altérés- de traditions anciennes, avec leurs pré-visions sans surprises et interprétations balisées, nous, rien ne nous y prépare. Et alors, on glisse encore plus, en hors-piste, nus, poreux et perdus dans la sauvagerie virginale d’un paysage vacillant et volubile. L’horreur alterne le merveilleux, s’imposent rêves et cauchemars, qu’on tente de pincer. « Aïe ! ». Que dire d’autre, ils sont encore là et puis, se dérobent à notre inaudible perplexité. A tout moment une avalanche vertigineuse aurait pu nous emporter et nous en avons été conscients. Mais nous sommes également conscients que l’on peut en revenir, et si cette lucidité est parfois aussi fugace qu’une étoile filante… gardez-vous de l’étouffer. Laissez-nous entrevoir le chemin à traverser et tendez-nous la main.

Don’t panic

Dans les rues de Marseille, photographié par Célia Carpaye
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