Pourquoi l’humour oppressif n’est pas drôle

Un jeu vidéo où il faut sauver une jeune fille anorexique en lui lançant de la nourriture vient de faire scandale et d’être retiré de la vente. Alors, bien sûr, on entend les habituels « on ne peut même plus rigoler ».

Sauf que ce jeu n’est pas drôle. Sauf que non, tout n’est pas drôle. Que ceux qui disent « il vaut mieux en rire qu’en pleurer » ne sont pas ceux qui en pleureraient, de toute façon.

J’entends déjà invoquer l’esprit de Pierre Desproges, comme chaque fois que cette discussion a lieu. Oui, il a dit « on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde ». Mais non, il ne voulait pas dire « sauf avec les cons et ceux qui n’ont pas d’humour, sauf avec les coincés et les rabat-joie ». Il a dit ça parce qu’il ne voulait pas rire avec Jean-Marie Le Pen, parce que l’humour de Le Pen est réellement raciste et oppressif.

sourire

Car oui, l’humour peut être oppressif. Il l’est même souvent. Connaissez-vous beaucoup de blagues qui ont pour objet les dominants? Non, pour la bonne raison que l’humour oppressif est la première marche de l’échelle des discriminations, celle qui se termine par le génocide. L’humour oppressif touche essentiellement les femmes, les personnes d’origines étrangères, les personnes souffrant de maladies mentales et les minorités en général, jamais les Blancs, jamais les hommes ni les hétérosexuels. L’humour n’est pas innocent, et dire simplement « on peut rire de tout sauf avec les coincés », c’est faire preuve d’angélisme.

Car oui, on peut rire de tout, mais ça dépend bien avec qui, et surtout de qui. Des dominants qui font des blagues sur les dominés en entretenant des préjugés qui ne leur font pas de mal à eux, c’est peut-être drôle pour eux, mais pas pour les autres, surtout quand il s’agit de le faire en public. Des dominés qui se moquent des dominants, c’est renverser la situation, c’est une subversion de l’ordre du monde, alors que l’humour oppressif n’a rien de subversif. Des gens qui rient de stigmates que la société leur impose, qui rient de leur malheur, c’est justement pour ne pas en pleurer, c’est un besoin vital pour ne pas sombrer. Il y a plusieurs sortes d’humour, et il faut bien les différencier au lieu de simplement dire « on ne peut plus rigoler ». Rigoler, c’est comme tout, ça a des conséquences.

Revenons à l’exemple de ce jeu vidéo et à celui du jeu de cartes « Nazo le schizo ». « Nazo le schizo » est un jeu de cartes pour enfants qui avait été mis sur le marché il y a une dizaine d’années, avec un personnage à double face, le méchant et le gentil, entre autre. Il avait été lui aussi retiré du marché après des plaintes, événement suivi bien sûr des fameux « on ne peut plus rigoler ».  En quoi ces deux jeux ne sont pas drôles?  L’application qui consiste à jeter de la nourriture à une anorexique qui fait la taupe est méprisante et fait croire que pour aider une jeune fille anorexique, il suffirait de la forcer à manger. Reprenons mon exemple favori de l’enfant ayant un cancer: qui rirait d’un jeu où il faudrait le forcer à prendre ses médicaments en les lui jetant dessus ou en lui courant après pour lui enfoncer une aiguille dans le bras? Pas grand-monde, je l’espère; mais les maladies mentales, c’est différent, ça fait rire les gens. Oh, tiens, justement, les personnes souffrant de maladies mentales ne seraient-elles pas discriminées dans nos sociétés? Humour oppressif, je vous dis. « Nazo le schizo » est un  bon exemple à cet égard. La schizophrénie est souvent confondue avec un dédoublement de la personnalité, lui même associé à la dangerosité. Ces préjugés contribuent beaucoup au fait que les schizophrènes sont discriminés et obligés de vivre dans le secret. En quoi mettre ces préjugés dans la tête d’enfants de six ans est drôle? Sachant que ça alimentera la discrimination dont souffrent des centaines de milliers de gens au quotidien?  Si je ris avec mes amis en disant « arrête de m’ennuyer, je suis schizo, et dangereuse, n’oublie pas! », ça peut être drôle, parce que chacun sait que ce n’est pas vrai et que je ris en fait de ce que la société m’a collée comme étiquette sur le dos. Les enfants qui rient en jouant avec ces cartes croient au contraire que les schizophrènes sont réellement dangereux et que c’est une bonne chose de les mettre au ban de la société.

Donc, oui on peut rire de tout mais pas avec tout le monde. Mais il ne s’agit pas d’être coincé ou non, il s’agit de valeurs partagées et de sa place dans l’échelle des dominants, il s’agit d’éviter l’humour oppressif, et d’autant plus quand cet humour est public.

13 commentaires »

  1. Satyneh Said:

    Bien dit Lana, bien observé et très pertinent.
    Merci pour tes remises à l’heure. ^^

  2. Alain Said:

    Dans l’idéal, on ne devrait rire que de soi même, c’est le vrai humour. Rire des autres et en particulier des plus faibles, ce n’est pas de l’humour mais de la moquerie.

    Bien entendu, c’est plus facile et c’est plus confortable surtout quand on est en bande mais c’est du mépris ce n’est pas de l’humour.

    Un rire peut tuer. Peut-on rire de tout ou de tous ? Peut-on prendre le risque de tuer même si ça parait improbable ?

    Ce n’est pas faire preuve de courage que de se moquer d’un plus faible ou d’un handicapé et c’est pourtant si courant.

  3. […] Pourquoi l’humour oppressif n’est pas drôle […]

  4. Laura Said:

    Je continue mes études, et mes professeurs, depuis la rentrée des classes ont fait une trentaine de blagues (sérieux, je n’exagère pas, cela frôle la trentaine) avec le mot « schizophrénie » ou « psychotique ». Ils pensent qu’il n’y a pas de schizophrène dans la salle. J’attends avec impatience l’agrégation de lettres classiques option empathie. Cela dit, pas sûre que cela parte d’une mauvaise intention, la téloche et les journaleux font des ravages irréversibles sur l’opinion publique. Je vais peut-être leur annoncer « Je suis schizophrène » tel un cri de fierté (pas que je sois particulièrement fière d’avoir une maladie que je n’ai pas choisie) et je regarderai leurs trognes déconfites, du genre « comment? une schizophrène, elle? elle parle normalement et n’a jamais tué personne, pourtant! »

  5. Lana Said:

    Oui, les gens pensent toujours qu’il n’y a pas de schizophrènes en face d’eux! Ca ne part peut-être pas d’une mauvaise intention, mais ça contribue quand même à isoler les gens, c’est le propre de l’humour oppressif.

  6. Anne-No Nymous Said:

    J’veux bien que l’humour puisse être oppressif, et je suis totalement d’accord avec toi. Mais si, par exemple, je fais une blague, certes un peu raciste (alors que je ne le suis pas du tout) à propos d’UN noir avec ce noir en question, et que lui en rigole aussi, peut-on considérer ça comme oppressif ? J’ai pour habitude de considérer que si la personne qui est l’objet de ma blague en rigole, ça passe, et que si c’est pas le cas faut que j’arrête. Après avoir lu ton article, je m’interroge sur le caractère oppressif de ça. Ça l’est, selon toi/vous ?
    De plus, je pense que s’interdire ce genre d’humour n’est pas nécessairement une bonne idée. C’est, au fond, se censurer soi-même ! Si la société n’avait aucun préjugé, on pourrait rire de tout avec tout le monde. Je suis conscient que la répétition publique de certaines blagues aboutit à la création de préjugés. Mais le problème, au fond, ce n’est pas tant celui qui fait la blague, mais plutôt ceux qui se basent dessus pour fonder des préjugés, non ?
    C’est une vraie interrogation de ma part, j’espère recevoir des réponses constructives ^^

  7. Lana Said:

    Je pense qu’on peut manier l’humour noir entre personnes concernées par l’oppression, pour s’en moquer, justement, et parce qu’on sait que les personnes avec qui on rit ne sont pas racistes, machistes, psychophobes, ou autres. Ton exemple n’est pas pour moi un exemple d’humour oppressif, parce que le point de vue de chacun est clair pour tout le monde et que le but est plutôt de se moquer du racisme.

  8. petouche Said:

    C’est à cause des gens dans votre genre que la société d’aujourd’hui est aussi triste. Si vous faisiez les rabat-joies dans votre coin sans déranger personne, ça me poserait aucun problème. Le problème est votre militantisme. Vous vous réjouissez à chaque fois que vous réussissez à faire annuler un spectacle ou un concert, alors qu’en vérité vous empêchez juste les gens de passer un bon moment au détriment de personne. Dans le monde réel, il faut savoir encaisser les moqueries (personne n’a jamais subi de moqueries).

  9. Lana Said:

    Je n’essaye de ne rien faire interdire du tout. Je ne suis pas pour la censure, mais simplement pour que les gens comprennent qu’on peut aussi rire des dominants et pas toujours des dominés.

  10. petouche Said:

    Les blagues ont comme support la plupart du temps des stéréotypes. Les stéréotypes concernent les autres groupes et personnes, pas soi-même. Donc forcément, vu que selon toi je fais partie de la catégorie des « dominants » (homme, blanc, etc.), je rigole à des blagues tournant autour des « dominés » (femmes, noirs, juifs). Ça veut en aucun cas dire que je cherche à rabaisser qui que ce soit. Par ailleurs, je suis sûr qu’en Afrique, ils ont de tonnes de blagues sur les blancs et ça me fait ni chaud, ni froid. Je crois pas qu’on puisse être victime d’humour. De moqueries ou de rabaissement, mais d’humour, non.

  11. Alain Said:

    L’humour véritable, c’est se moquer de soi même pas des autres.

  12. Jean Said:

    Ordure cosmopolite!

  13. MaxPerger Said:

    C’est bon on peut vraiment plus rigoler de tout d’abord on pouvait plus rigoler des Juifs sinon ça pète et en antisémitisme ensuite on pouvait plus faire de blagues sur les Arabes parce que sinon on était raciste

    Putin je regrette l’époque de Coluche


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